[Bigelow] Propositions indécentes
Vous l’aurez remarqué, ce n’est pas un secret, la Lune est de retour au centre des conversations. Mon article paru la semaine dernière dans « Air et Cosmos » permet d’éclairer la politique américaine sur le sujet… Mais c’est aussi le résultat d’une politique des différentes agences mondiales vers notre satellite naturel. A commencer par les chinois, qui mènent la danse depuis une décennie, même si leur plan pour cette année est tombé sur un os. Les chinois ont de grandes ambitions pour la Lune, qui se rythment avec des retours d’échantillons, des missions au pôle Sud, sur la face cachée, et même la préparation (ce n’est pas un secret) d’un projet habité indépendant pour les années 2030. Robert Bigelow, multimillionnaire américain, prend tout cela très au sérieux: il ne veut pas voir les USA déclassés, peu importe le terrain! Et puisqu’il est le patron de Bigelow Aerospace, il propose son plan… à qui voudrait bien l’acheter.
Un module BA-330 en orbite lunaire. Crédits Bigelow Aerospace
Le module BA-330
On parlait déjà dans le post précédent d’un module de Bigelow, le BEAM, celui qui est actuellement accroché à l’ISS en test. Mais l’entreprise avait déjà envoyé deux modules en orbite basse terrestre précédemment pour montrer que son concept de vaisseau gonflable était valide. Nommés Genesis 1 et 2, ils ont été lancés en 2006 et 2007. Et l’idée à l’origine de Robert Bigelow, était de créer de grands modules gonflables pour en faire des stations orbitales, pour le tourisme, la recherche privée ou même institutionnelle, si la NASA remplissait le chèque. Le projet BEAM n’est pas, et de loin, l’ambition majeure de Bigelow, qui voit bien plus gros. En 2005 naît le projet BA-330, qui se concrétise en 2010. L’idée est d’avoir un gros module de plus de 20 tonnes, de 14m de long et de presque sept mètres de diamètre. Avec un tel volume intérieur aménageable, on disposerait de près du tiers du volume total de l’ISS! L’entreprise communique avec des sous-traitants pour les systèmes vie, planche sur les écoutilles, prépare des amarrages. La BA-330 est à vendre. Mais les clients ne se pressent pas. Difficile de sauter le pas et de commander une station orbitale privée, pour livraison dans quelques années!
Maquette du possible aménagement intérieur d’un module BA-330. Une « colonne vertébrale » rigide sert d’ossature autour d’un large volume de stockage/vie. Crédits Bigelow Aerospace.
Mais Bigelow ne baisse pas les bras. Et annonce en 2016 développer deux modules BA-330 au sol, sur fonds propres. Les deux modules pourraient bien être disponibles dès 2020, et envoyés sur l’ISS! Ou bien gérés en bases en orbite basse. L’idée principale est de développer les modules au sol, et de les vendre pour opérations à des clients, que ce soit la NASA ou d’autres. Bigelow signe même déjà un deal avec United Launch Alliance: les BA-330 sont certifiées sur la future fusée d’ULA, la Vulcan. Mais malgré tous les efforts, aucun client ne franchit encore le pas. Peu importe, le développement continue. Et si les USA, qui se tournent vers la Lune depuis l’élection de Trump, avaient besoin d’une nouvelle station en orbite lunaire?
Le concept de base lunaire « Lunar Depot » présenté le 17 octobre.
Une base en orbite lunaire? No problem!
Hier le 17/10, Bigelow dévoile une nouvelle architecture, un nouveau projet qui mêle ses ambitions avec celles d’ULA pour envoyer un module/station BA-330 spécialement équipé devenir une station lunaire, ou un dépôt en orbite de la Lune. Mais c’est plus que ça, c’est quasiment une mission clé en main qui est proposée. Ecoutez seulement… La mission démarre avec le lancement d’une BA-330 en orbite basse terrestre. Elle y reste pendant presque un an, le temps de faire tous les tests nécessaires en orbite, de vérifier tous les systèmes vie, etc. Avec deux ports d’amarrage au standard ISS, elle peut accueillir quasiment tous les vaisseaux en services au monde, y compris les deux qui seront mis en service l’année prochaine, Crew Dragon (SpaceX) ou CST-100 (Boeing). Et après cette première année autour de la Terre? Eh bien, il faut deux décollages de Vulcan supplémentaires, avec l’étage supérieur ACES. Ce dernier, je n’en parle pas souvent parce qu’il parait encore loin, est allumable plusieurs fois… Des fois à des mois d’intervalle. C’est un vrai « transporteur de l’espace », à la fois dernier étage et vaisseau de fret en orbite. Deux ACES auraient donc besoin de s’amarrer l’un à l’autre pour remplir le premier de carburant jusqu’à raz bord. Ensuite, un ACES s’amarre au BA-330 et l’embarque dans un transfert en orbite lunaire. Là, sur place, il peut servir de dépôt pour du stockage, mais aussi d’habitation, de station service pour la capsule Orion… Ou même de brique de base pour la station considérée de plus en plus sérieusement par la NASA et les actuels partenaires internationaux, la Deep Space Gateway.
Sur cette image du concept, on voit un étage supérieur/space cargo ACES qui sert de propulsion pour une station BA-330. A remarquer que les panneaux n’auraient pas besoin d’une telle surface en réalité. Crédits Bigelow Aerospace.
Partenariat public-privé: si tu paies…
Ah ben… Oui. Même si Bigelow affirme continuer à bosser sur ses deux modules BA-330 « pour 2020 » et que l’architecture pour le projet de « Moon Depot » pourrait être prêt pour 2022 ou pour tout contrat passé pour 4 années de fabrication après 2018, vous l’aurez deviné, il s’agit bel et bien d’un appel à financement. Certes, la mission est alléchante, mais sans agence prête à remplir le chèque, rien de tout cela ne verra le jour (sauf Vulcan/ACES, qui a évidemment d’autres sources de financements). La NASA est le partenaire espéré… Parce que oui, Bigelow, en bon républicain, n’aime pas beaucoup que les autres pays regardent ses réalisations. Et donc l’agence américaine serait la bienvenue pour un financement à hauteur de… 2,3 milliards de dollars. L’entreprise annonce que ce n’est pas cher payé dans le cadre d’un partenariat public-privé, et que Bigelow aura de toutes façons déjà investi des « centaines de millions de dollars » dans le projet. Comme le dit si bien Robert Bigelow, 72 ans, « à la fin, ça dépend de ce que le président et le vice-président veulent faire ». Difficile de dire si oui ou non le projet leur plait, mais la somme est conséquente, elle représente presque une année de budget pour la SLS, ou une année dévolue à l’ISS sur les lignes de crédits de la NASA.
Après tout, cela fait déjà un an et demie que le BEAM a prouvé son succès à la NASA!
Crédits NASA
Cependant, on aurait tord d’enterrer le requin avec la prochaine marée: Bigelow dispose d’arguments commerciaux intéressants pour son entreprise, et le fait de construire sur ses deniers les deux modules procure un argument certain pour souligner le sérieux de la démarche. Placer les décideurs américains devant le fait accompli est une stratégie osée, mais quand on voit l’ampleur des retards de fabrication de la SLS et la difficulté du projet, on se dit que Bigelow en fin renard, a trouvé un moyen supplémentaire d’augmenter la pression sur le programme officiel. Pour lui (comme pour Musk) la DSG est un « autre programme », « pourquoi pas s’y associer », mais « nous avons un projet totalement différent et bien plus efficace ». Les cartes sont lentement révélées, la question est de savoir si les américains auront le courage de pousser le concept actuel jusqu’au bout ou s’ils changeront d’épaule pour acheter une mission en orbite lunaire sur étagère.
Une image de Genesis-1, le tout premier vaisseau gonflable et autonome de Bigelow.
Crédits Bigelow Aerospace.
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