[News] Les rois de l’Impossible
Bien sûr, on pourra dire que je défends ma propre activité. Bien entendu, chaque média est libre de propager les informations qu’il juge pertinentes (et c’est un droit auquel je suis très attaché). Par contre, une dérive importante est présente dans les colonnes de journaux français sur la Toile. Car le journalisme n’est pas que la propagation ou l’extension du communiqué de presse. Et agréger ses informations via une dépêche, sans vérifier ses sources parce qu’il faut publier rapidement est devenu une habitude.
Une dérive, qui plus est dans le spatial, que je trouve déplorable. Oui, je suis rédacteur spatial et oui, je vends mes articles et mes services aux éditions qui en expriment le besoin. Et la récente annonce de la startup spatiale « Orion Span » est un cas typique pour lequel je suis qualifié pour apporter une plus value.
Parce que pour le coup, on a vraiment lu beaucoup, beaucoup de n’importe quoi. Du faux au mal informé…
Surtout ne pas se poser de questions: Voici l’hôtel spatial qui ouvrira ses portes en 2022!
Crédits Orion Span
La communication originelle, proche de la farce
Si je vous disais que je projette de construire un hôtel sous marin au fond de la fosse des Mariannes, dans 3 ans avec ma startup de 6 employés dont trois ont travaillé sur des bateaux, vous me prendriez au sérieux? Allez, soyez sympa, j’ai tout de même débloqué un investissement initial (chez Cetelem, et je ne vous dirai pas combien), et puis je n’ai pas d’usine mais d’ici 6 à 8 mois, promis on sera bons. Regardez, j’ai fait une vidéo de mon projet! Vous pouvez déjà pré-acheter des places à 80000 dollars d’acompte, même si chaque voyage vous coûtera 9 millions…
Bon, j’arrête là. Vous trouvez que ça mérite une communication mondiale, une dépêche quelconque? La réponse sérieuse et logique serait « non ». Eh bien remplacez la fosse des Mariannes par l’orbite terrestre et vous avez le projet de la station Aurora d’Orion Span, qui vient grâce aux médias Buzz, tech et généralistes de se payer une communication mondiale. Lors du salon « Space 2.0 », le patron a fait cette annonce sans expliquer quoi que ce soit de sa technologie, ou des moyens pour y parvenir, si ce n’est que sa station coûterait « quelques dizaines de millions » à peine, qu’elle serait monomodule pour commencer et qu’elle pourrait accueillir 4 touristes pour 2 personnels dès 2022.
Oh superbe! Mais où sont les panneaux solaires? La régulation thermique? Les réservoirs? Les sas? Crédits Orion Span
La personne, et à fortiori le journaliste spécialisé dans le spatial qui entend tout ça devrait hausser les épaules avec un petit sourire. Pas condescendant, non, mais critique, tout de même. En lisant l’annonce, je compare mentalement cette entreprise de 6 personnes avec les centaines d’employés de Boeing et SpaceX qui planchent depuis 3 ans et demie sur leurs capsules habitées avec tant de difficultés… En sachant qu’eux, ils avaient démarré les travaux d’étude en 2010! En lisant l’annonce je m’interroge sur les coûts de ce module habité lorsque je vois le milliardaire Bigelow qui construit depuis des années ses modules-stations autonomes gonflables et qui n’en proposera une au marché que s’il reçoit de gros financements (la première pourrait être prévue pour 2020… Si quelqu’un paie). Je pense aussi aux « accords » que le patron d’Orion Span espère signer avec les fournisseurs de services comme SpaceX, Blue Origin ou ULA pour des lancements. Et oui, là, je m’autorise un petit sourire condescendant. Non pas qu’on ne puisse être à la tête d’une startup ambitieuse, mais que les annonces devraient parfois comporter une once de mesure.
Et ça, chers médias, chers clients, mon métier c’est de vous le dire: ici on est sur du délire. Voilà. En temps, en argent, en expérience, en concept opérationnel. Mais quand on a pas ce recul sur l’information, on partage. On reprend, on amplifie. On affirme. Et parfois même on écrit quelques « informations » pas toujours justes (voir carrément fausses) reprises avec. Pardonnez l’expression, mais c’est méprisable.
Et pendant qu’on y est, ajoutons des images de la CST-100 Starliner dessus, et puis une Lune 5 fois plus grosse que la normale, ça fait bon genre. Crédits Orion Span/The Guardian
L’effet haut-parleur
L’espace, comme chacun sait, est un domaine de pointe. Futuriste même, dans le sens le plus littéral qui soit. Et les progrès de la dernière décennie peuvent paraître si impressionnants qu’on n’est plus à une ou deux annonces délirantes près, n’est-ce pas? Après tout, c’est l’avenir et personne ne peut le pré-écrire…
Le type qui prédit tous les soirs la fin du monde aura forcément raison un matin, faisait dire Philippe Gelück a son Chat. Pareil pour les futurs chantants du tourisme spatial? Sans doute. Reste que ceux qui se trompent ont parfois d’étranges caisses de résonance… Qui plus est si ça touche au spatial habité. Et l’invitation à prendre du recul et demander l’avis d’un spécialiste n’est pas nouvelle. Quoi, vous ne connaissez pas la station d’Orbital Technologies? Dévoilée en 2009, elle devait voler en 2016. Vous faisiez peut-être partie des 35 touristes qui avaient commandé leur ticket pour la station du Galactic Suite Project, qui devait s’envoler en 2014? Vous avez cru que « Space Adventures » avait les moyens de mettre en place un voyage lunaire dans la dernière décennie… ou que Bigelow allait mettre en orbite sa station géante « Sundancer » en 2015?
Raté.
Quelle belle image, tout de même. Elle tourne beaucoup. Remarquez le futur simple dans le titre.
Crédits Orion Span/ Le Figaro
Et pourtant, certaines de ces entreprises avaient une bien meilleure assise sur le marché qu’Orion Span aujourd’hui avec des fonds, et pour certains des dizaines d’employés qualifiés. Il y a eu depuis les premiers touristes de l’espace sur l’ISS de très nombreuses propositions pour des stations ou modules dédiés qui se sont jusqu’ici toutes résumées à l’échec. Il serait donc de bonne augure, plutôt que de générer le buzz pour cette entreprise au dépends de la crédibilité du média dans lequel on écrit, de vérifier à minima la solidité des informations.
Déjà, construire un module habité pour l’orbite est extraordinairement contraignant. C’est cher, nécessite des machineries d’une extraordinaire précision et génère des coûts très élevés. Vous ne me croyez pas? Regardez vers la Russie, qui galère depuis plus d’une dizaine d’années à envoyer son module laboratoire MLM vers l’ISS. Regardez le temps qu’il faut pour construire des vaisseaux habités tels qu’Orion, Crew Dragon ou CST-100. Regardez les moyens qu’ont mis en place les chinois depuis 2011 pour établir leur propre avant-poste orbital. Et dites vous que chez Orion Span, ils sont six. Sans usine. Sans fusée. Si Boeing ou Thales Alenia Space avaient fait la même annonce à la même date, j’aurais tout autant été sceptique: un vaisseau habitat de cette classe est très complexe et le construire en 3 ans relève d’un optimisme prononcé même chez les grands du secteur.
Orion Span, c’est aussi et surtout un site de réservation, qui a déjà booké 4 mois de son « hôtel spatial » fantôme grâce à cette diffusion mondiale. Crédits Orion Span/BFM
Et si encore ça ne se limitait qu’aux stations orbitales pour touristes… Mais c’est bien plus répandu. Lanceurs de satellites en moins de 3 mois (Arca Space, 2017), navettes suborbitales (Xcor Lynx, 2015) et projets futuristes de toutes sortes autour de la Lune, voir sur la surface de Mars (Mars One). La fin est souvent moins glorieuse. Cessations de paiements, faillites et procès entre clients qui finalement n’ont pu récupérer leurs avances « 100% garanties ». Du financement par les premiers billets jusqu’à l’arnaque au simili-crowdfunding, il n’y a parfois qu’un pas. Il est pourtant rarement franchi car si bien des entreprises promettent la Lune (parfois littéralement) peu d’entre eux sont véritablement mal intentionnés. Passion, optimisme et parfois naïveté, voici les trois arguments les plus patents de ces annonces intenables.
Faudrait-il pour autant cadenasser nos articles aux grandes entreprises seulement, et à ceux qui ont déjà fait leur preuves? Non, et même, pas du tout. Préciser que le tourisme spatial attise toujours autant les convoitises, malgré son extraordinaire difficulté, en profiter pour rebondir sur les essais de Virgin Galactic ou ceux de Blue Origin, prendre du recul sur cette annonce et la mettre au conditionnel en argumentant de la déraisonnable réalité des choses… Mais cela requiert les connaissances et le temps nécessaires pour faire un petit fact-check (ou m’envoyer un mail avec un devis).
Remarquez que pour l’ISS, un « node » avec 4 ou 6 écoutilles, ça représentait déjà un investissement de quelques centaines de millions… Crédits Orion Span/Le Progres
La dernière couche
Reproduire un communiqué ou une dépêche est une pratique courante. Ce n’est pas un très bon procédé, mais cela permet grâce à quelques partenariats (avec par exemple Reuters ou l’AFP) de disposer de contenu en continu sans devoir négocier avec des spécialistes. Le problème est qu’il n’y a aucun filtre. Les communiqués compilent des chiffres qu’une entreprise souhaite voir apparaître auprès de son public cible, tandis que les dépêches sont elles aussi sources d’erreurs. Alors pour peu que l’on tombe sur quelqu’un qui doit faire la synthèse de l’un et/ou de l’autre, en décidant d’improviser sur la route… C’est de très mauvaise qualité, et cela renforce la décrédibilisation des médias généralistes, qui « s’abaissent » au niveau le plus basique du buzz, voir en dessous. Comment expliquer que l’article de quelques lignes du Journal du Geek (ici) soit plus critique et juste que celui du Figaro (ici)? Eh bien c’est parce qu’à reprendre tous les éléments de langage du communiqué (et les futurs simples plutôt que du conditionnel) et à en rajouter dessus, un dossier qui semble plus creusé devient un fossé aux penchants peu admirables. Mentions spéciales aux dates erronées pour les vols de Blue Origins et la « navette » de SpaceX…
What the what. Crédits Le Parisien/Orion Span
Là ou cela devient désolant, c’est que les erreurs sont reprises et propagées. Il aura suffi qu’une traduction indique que la future station Aurora d’Orion Span fasse 40m² (ce qui indique une surface, or dans le spatial ça n’a aucune utilité, on compte en volume) pour qu’elle soit reprise. C’est là que l’on rentre dans l’info-poubelle: celle qui ne veut plus rien dire, qui dispense des faussetés et ne discerne pas le problème. Mention spéciale à BFM TV qui consacre sur son antenne une chronique de 3 minutes et reprend tous les éléments du communiqué, ponctuée de « haha extraordinaire ». Certes, wow, mais à peine plus crédible que la Terre plate ou les bases nazies sur la face cachée de la Lune. L’article du Parisien se targue même d’un paragraphe supplémentaire pour indiquer qu’Amazon est dans la course avec sa station Blue Origin, que Virgin fait des vols surborbitaux à 15000m… Déplorable.
Mettre en avant ce genre d’information et presque cette désinformation (car dans ce dernier cas, tout est absolument faux), c’est décrédibiliser tout le domaine tandis que chaque jour, de véritables avancées sont glanées à force de travail et d’investissements. Se projeter dans un futur impossible (en tout cas selon les modalités exprimées aujourd’hui) n’est pas un travail journalistique, tout comme de reprendre mot à mot un communiqué.
Cette mise en valeur a même été reprise sur de nombreux sites d' »informations scientifiques »… Dommage!
Et si pour quelques euros on pouvait s’assurer de dispenser de véritables informations qui apportent quelque chose? Qui fassent réfléchir à minima? Qui prennent un rien de recul et qui mettent en valeur les actions plutôt que les promesses de futurs irréalistes? Et qui au final font attention à ce qu’ils publient!
Peut-être est-ce trop demander…
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