[Arianespace] Contraintes de calendrier
Avec déjà quatre succès derrière elle, l’entreprise franco-européenne basée à Evry a fait un remarquable début d’année. Ariane 5, Soyouz, Vega, le centre Spatial Guyanais a déjà vu passer en 2019 les trois lanceurs en activité, tous auréolés d’impressionnants chiffres de fiabilité et d’une place enviable dans le monde très concurrentiel des contrats de lancements. Malgré tout, les qualités européennes ne suffisent pas toujours pour tenir les promesses…
Au moins en Europe on n’envisage pas de supprimer des tests au sol pour gagner du temps… Crédits ESA/CNES/Arianespace/CSG/JM Guillon
Les 12 vols en 2019 seront difficile à atteindre
Quatre décollages, en à peine plus de 3 mois. On pouvait être optimistes pour l’année d’Arianespace. qui promettait une fois de plus de viser les 12 lancements cette année (avec même une option sur 14 tirs). On sait que techniquement, les équipes en sont capables… Mais il y a toujours quelque chose pour gripper la machine. En 2017, c’était un mois de grève générale en Guyane. En 2018, une anomalie lors du premier tir d’Ariane 5, puis un retard du satellite indien GSAT-11. Et en 2019 ? Il semble qu’après le succès du tir O3B le 4 avril, le spatioport européen fasse une pause… forcée à nouveau. Aucun lancement n’est prévu en avril, ni en mai, et la prochaine Ariane 5 est annoncée autour du 10 ou du 12 juin, soit avec plus de deux mois d’écart. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que réaliser 12 décollages cette année sera impossible, mais qu’il faudra enchaîner 7 tirs différents dans la seconde moitié de l’année, tout en préparant l’arrivée de Vega C (et le chantier d’Ariane 6, mais ce ne sont pas les mêmes responsabilités). Alors, à quoi est-ce dû ? Sans communiqué officiel, on ne peut que spéculer, mais c’est probablement dû aux retards sur la production des satellites, aucun des deux passagers du prochain lancement d’Ariane 5 n’étant encore arrivé à Kourou pour le moment (et la préparation dure environ 4 à 5 semaines).
Soyouz au décollage, début avril. Crédits ESA/CNES/CSG/JM Guillon
Dans la position qui est la leur, les européens ne sont pourtant pas les plus à plaindre : tous les opérateurs de lanceurs commerciaux ont commencé à souffrir significativement de la baisse des commandes de gros satellites qui s’est accentuée à partir de 2016 et perdure aujourd’hui. Les moins puissants n’y survivront pas : on le voit bien avec l’entreprise américano-russe ILS qui commercialise Proton : avec un seul tir cette année, elle a été plus ou moins absorbée par Glavkosmos, entreprise qui chapeaute maintenant la partie commerciale des activités lanceur de Roscosmos. De même faute de commandes, S7 ne semble pas capable de faire renaître SeaLaunch de ses cendres. Vulcan n’a pas encore un seul contrat à deux ans du premier décollage, et même Falcon 9, qui a plus ou moins dynamité le marché, n’a volé que 3 fois en quatre mois. Ceux qui ne reconnaîtront pas une belle résistance de la part des européens, lesquels vont tout de même aligner (à priori au moins) 4 autres lancements doubles d’Ariane 5 cette année se tromperont…
Les décollages de Vega de cette année ont aussi retardé l’arrivée de Vega C… Crédits ESA/CNES/Arianespace/CSG/S.Martin
L’ESA tiendra sa promesse…
Lors de la signature pour le développement d’Ariane 6 en décembre 2014 et dans les mois qui avaient suivi (et qui avaient réglé à la fois le budget mais aussi les modalités techniques et commerciales pour la toute nouvelle entité entre Airbus et Safran, renommée depuis ArianeGroup), l’ESA s’était engagée à assurer la moitié des commandes d’Ariane 6 à partir de sa mise en service, pour arriver en 2023 à la signature de 5 contrats de lancement d’Ariane 6 chaque année, les 5 à 7 autres prévus étant assurés par les commandes du secteur commercial. 4 ans plus tard, l’ESA a enfin formalisé son engagement, en assurant à ArianeGroup les 7 vols (sur 14 prévus en tout) de la période de transition 2020-2023. Du côté d’ArianeGroup, malgré un retard évident des autorités (l’accord traîne depuis plus d’un an), on peut se féliciter car ces promesses permettent de lancer la fabrication en série d’Ariane 6, au delà de la première unité qui est déjà en cours de préparation. L’industriel européen fonctionne en effet par lots de commandes, qui sont beaucoup plus facile à gérer et coûtent moins cher, donc le début de la production en série est une excellente nouvelle dont on devrait se féliciter. Que les états aient autant traîné avec des besoins pourtant plus ou moins évidents (7 vols d’ici 2023, ce n’est pas si difficile à trouver entre les besoins de Galileo, Eumetsat, Copernicus et les états membres avec leurs satellites de défense et communication).
Le nouveau site de test du second étage d’Ariane 6 à Lampoldhausen, en Allemagne. Crédits ESA/S.Corvaja
Placée devant le fait accompli, l’ESA et les partenaires s’engagent, ou vont s’engager pour une préférence européenne d’une part, et s’alignent derrière Ariane 6 de l’autre. Ce dont on se rend compte, c’est que politiquement, Arianespace et ArianeGroup n’ont pas réussi à convaincre par une communication suffisamment bien orientée, que leur solution était viable. Car à se plaindre de l’ogre SpaceX à chaque occasion, la comparaison est faussée : les américains savent eux, profiter de toutes les opportunités de bien communiquer, comme à travers leurs lanceurs lourds, avec leurs cargos sur l’ISS, ou simplement les annonces du NewSpace. Car c’est là le comble, Ariane 6 est une réponse assez appropriée à Falcon 9. Elle vient tard, c’est certain, et n’offrira jamais les prix de sa concurrente américaine. Mais elle offrira une souplesse, une amélioration industrielle et espérons-le, une fiabilité qui permettront aux européens de former une concurrence crédible, en étant peut-être numéros 2… Mais plus probablement au niveau des américains car l’Europe dispose encore d’une puissance diplomatique dans les échanges qui, pour des contrats sur des atouts à plusieurs centaines de millions de dollars, a un poids significatif. Et tous les opérateurs l’ont affirmé dans les années précédentes, avoir de la concurrence est en fait une bonne chose pour eux qui ont besoin de diversifier leur accès à l’orbite. Introduire une nouvelle génération de lanceurs, même s’ils sont évolutifs et même si cela vient de l’opérateur commercial le plus fiable sur le marché, ça n’est pas évident… Aussi le soutien des institutions était plus qu’important : il était bloquant.
L’avancée des travaux du chantier en mars 2019.
Mais le côté commercial est absent
C’est un peu le revers de la médaille. A part OneWeb pour le tout premier vol, mais aussi Eutelsat qui s’est engagé pour un contrat couvrait le lancement de 5 de ses futurs satellites, Ariane 6 n’a pas encore vraiment percé commercialement. On le sait, une période de transition, c’est compliqué : il faut attirer des clients pour les derniers vols d’Ariane 5 (pas question de se retrouver avec 2-3 lanceurs qui n’ont pas d’attribution) et donc baisser les prix, mais aussi convaincre les partenaires historiques qu’Ariane 6 est une solution suffisamment dans la continuité pour qu’ils puissent lui faire confiance. En faisant le calcul correctement, on s’aperçoit qu’il manque encore un certain nombre de contrats commerciaux pour la période 2020-23, notamment pour Ariane 64 et sa capacité duale. C’est dans ce rôle qu’Ariane 6 est censée être la plus compétitive, mais le très faible nombre de commandes pour des satellites géostationnaires actuellement met des bâtons dans les roues de l’opérateur. L’ESA par exemple, ne souhaite pas signer pour le décollage de la sonde JUICE vers Jupiter sur Ariane 64 si cette dernière n’a pas au moins un vol réussi derrière elle. Il faudrait 4 à 5 contrats de lancement (et peut-être plus) à signer de la part des opérateurs privés, idéalement cette année, pour qu’Arianespace commence à rentrer dans les clous pour la mise en service de son lanceur. Ce sera difficile, mais c’est malheureusement la réalité : entre la concurrence exacerbée du moment (tout le monde a son lanceur de moyenne-haute capacité) et l’attentisme prudent des grands opérateurs de satellites, il est difficile de remplir le carnet de commandes… Et donc difficile de tenir ses promesses en terme de coûts.
Les travaux se poursuivent sur le portique mobile d’Ariane 6. Crédits ESA.
Car oui ne l’oublions pas, un lanceur comme Ariane 6, en version 62 ou 64 est dépendant de sa production, et donc ses coûts dépendent de ses ventes. Plus il est fabriqué en utilisant les outils qui ont été conçus et créés pour lui, plus les coûts de développement mais aussi de production seront amortis. C’est, entre autres, ce qui permet d’avoir des prix plus bas pour Ariane 5 aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans : l’outil de production a été optimisé pour des cadences et des besoins bien spécifiques. Pour Ariane 6, l’objectif dès 2014 était très ambitieux, à savoir entre 10 et 12 lancements par an, répartis entre Ariane 62 (2 boosters auxiliaires) et Ariane 64 (4 boosters auxiliaires) selon l’orientation du marché (6 et 6, ou bien 8/4), ce qui a mené aux prix proposés aux opérateurs privés, qui ont pu évoluer, à savoir environ 70 millions pour une Ariane 62, et environ 110 pour une 64, répartis entre les deux satellites sous la coiffe. Malgré tout, si les commandes ne suivent pas, alors Arianespace ne pourra pas proposer les mêmes prix à l’avenir, et devra vendre son lanceur plus cher… Ce qui ne manquera pas de créer de nouvelles polémiques. On voit mal l’ESA se précipiter pour acheter 50% des lanceurs… Si les autres 50% ne sont pas au rendez-vous. La réponse actuelle, qui consiste à persévérer et à capitaliser sur une potentielle future génération réutilisable à l’horizon 2025-30 suffira-t-elle ?
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