[ESA] A Séville, les européens tournés vers l’avenir
Parfois, on doute. A la direction de l’ESA, malgré une bonne préparation de cette ministérielle à Séville, organisée les 26 et 27 novembre, il y avait plusieurs inquiétudes. Parce qu’en regardant l’Union Européenne et ses clivages, on aurait pu penser que certaines nations et certains politiciens ne tomberaient jamais d’accord. Que certains voudraient jouer dans leur propre cour et se fichaient bien des autres et de leurs travaux. Mais après 48h de négociations finales, Jan Woerner (qui reste directeur de l’ESA pour encore au moins 18 mois) est reparti avec le sourire : l’agence spatiale européenne dispose d’un budget record de 14,4 milliards d’euros sur 5 ans, dont 12,5 milliards engagés sur 3 ans… Jusqu’à la prochaine ministérielle.
J’ai couvert cette actualité « pure » sur Clubic, mais allons un peu plus loin.
Forcément vu le format, il fallait avoir bien préparé l’événement… Crédits ESA
L’ESA est devenue incontournable
Même si elle est née pratiquement 15 ans après son homologue américaine, qu’elle dispose d’environ du quart de son budget annuel et qu’elle dépend des décisions collégiales de ministres de 22 nations, l’ESA réussit toujours en 2019 à marquer les esprits et l’Histoire de l’exploration spatiale. L’ESA aujourd’hui opère la seule sonde en route pour Mercure (BepiColombo, en collaboration avec les japonais) et deux sondes en orbite de Mars, dont la plus imposante (ExoMars TGO). Elle gère des missions héliophysiques (Soho, Proba-2), des télescopes en orbite (Hubble, Integral, XMM-Newton) dont la cartographe d’étoiles, Gaïa. Dans les 5 dernières années l’ESA était impliquée sur Cassini autour de Saturne, sur Rosetta autour de la comète 67p, sur Venus Express, Un bilan que seule la NASA peut venir éclipser aujourd’hui… Et encore, avec plusieurs prouesses inégalées. L’ESA s’est hissée (certains diront, péniblement) sur ce haut niveau technologique qui fait oser des missions de plus en plus ambitieuses et révolutionnaires, le tout avec la confiance. Et sans même les résultats de la conférence Space 19+, il y a des missions sur le point de décoller qui ont un énorme potentiel. On reparlera du petit télescope CHEOPS dans quelques semaines, le premier à pouvoir caractériser des exoplanètes en orbite. Ou la sonde Solar Orbiter, véritable laboratoire solaire volant, qui a peu à envier et sera complémentaire de sa cousine, la sonde solaire Parker…
Luca Parmitano en pause lors de la réparation du télescope orbital AMS-02. Crédits ESA/NASA
L’ESA, c’est aussi une filière astronautique. 7 astronautes actifs de la « classe de 2009 » dont un en orbite aujourd’hui pour sa seconde mission (Luca Parmitano) mais aussi des centres de préparation au sol à Cologne et à l’ESTEC et des accords de coopération avec toutes les grandes agences du spatial habité. C’est le support de l’ISS avec le 3è budget le plus important, une foule d’expériences dans et sur les flancs de la station internationale. C’est aussi l’Europe spatiale (en sous-traitance) qui fournit aujourd’hui le module de service de la capsule Orion, que les USA veulent utiliser dans leur programme lunaire. L’ESA met en place la composante scientifique et la réalisation des programmes décidés par l’Union Européenne, pour Copernicus notamment, ce qui a mené à ce que ce programme (et ses satellites Sentinel) soit aujourd’hui un fleuron mondial dans l’observation du changement climatique et dans la fourniture d’images en cas d’urgence et de catastrophes naturelles. Le tout en testant de nouvelles technologies pour l’observation de la Terre en orbite, comme le laser d’Aeolus, la cartographie géomagnétique des Swarm… Jusqu’aux participations dans des projets de CubeSats innovants.
C’est aussi l’ESA qui aide les industriels européens des satellites à développer les nouveaux satellites reconfigurables « tout numériques » (Quantum) , les programmes de propulsion électrique (SpaceBus Neo) et de communication laser (EDRS)… Et bien entendu les lanceurs pour les envoyer en orbite. L’ESA a subventionné et continue d’injecter des milliards, dans le programme Ariane, pour assurer l’indépendance européenne de l’accès à l’espace et tenter de rester compétitifs dans le secteur avec Ariane 6, Vega C et leurs futures améliorations. Elle subventionne aussi des projets de micro-lanceurs européens et des projets réutilisables. Et bien entendu d’autres missions sont déjà à différents stades de préparation…
Il peut avoir le sourire ! Crédits ESA/S. Corvaja
De belles ambitions
Du coup, dans trois ans, à quoi ressemblera l’ESA ? A priori, il n’y aura pas eu de nouvelle sélection d’astronautes même si on devra doucement s’y préparer. La majorité d’entre eux auront validé une seconde mission (celle de Thomas Pesquet en 2021 a été officialisée) et les autres seront parés pour leur second « tour » sur l’ISS, le premier pour Matthias Maurer. Par ailleurs la Station a reçu un support de principe pour une extension des opérations à 2030. Sur le plan des missions, Le second volet d’ExoMars sera parti vers la planète rouge pour s’y poser, que ce soit en 2020 ou en 2022 à cause de soucis de parachutes. BepiColombo sera toujours en trajet vers Mercure après plusieurs survols de la Terre et de Venus (et on l’espère, en pleine santé). La mission américaine DART aura normalement impacté la petite lune de l’astéroïde Didymos et la sonde européenne Hera (accompagnée de deux mini-satellites type CubeSat 6U) sera en cours de trajet pour aller observer quels dégâts ont été générés, ainsi qu’en apprendre plus sur cette famille d’astéroïdes. En 2022 lors de la ministérielle, la mission JUICE sera déjà partie de Kourou pour foncer vers Jupiter et en étudier les grandes lunes gelées. Grâce aux orientations de Space19+, d’autres missions seront en préparation pour étudier le système solaire. La mission de retour d’échantillons avec la NASA devrait être à minima bien définie et sur les rails. Et on aura peut-être préparé Comet Interceptor… Mais aussi et surtout, d’autres télescopes pour bien comprendre l’univers, avec le JWST (lancé depuis Kourou) et la mission Euclid pour comprendre les mystères de l’énergie noire et de la matière noire. Alors même que le catalogue de détections de Gaia aura dépassé les 2 ou 3 milliards d’étoiles (et la détections de milliers de nouvelles exoplanètes), l’agence européenne continuera de regarder son voisinage proche, avec la Lune. Les deux programmes phares sont sur du très long terme cependant, avec le détecteur d’ondes gravitationnelles LISA, auquel on a ajouté le télescope en bande X Athena (qui aura pour mission d’observer les événements que LISA détecte). Aucun des deux ne devrait décoller avant… 2030.
Bon nombre de ces missions partiront de là ! Si l’ESA a approuvé un gros budget pour la modernisation du CSG, il ne faut pas oublier que c’est le CNES qui fournit le pas de tir d’Ariane 6. Crédits ESA/S. Corvaja
Outre un soutien répété au programme Orion (et donc la perspective de construire plus de modules de service pour soutenir les missions Artemis dans la décennie à venir), l’ESA se tourne donc vers la Lune. Avec d’abord une mission pour y emmener du cargo, donc des expériences scientifiques mais aussi éventuellement du matériel pour que des astronautes puissent débarquer dans le voisinage et profiter de quelques tonnes pré-positionnées. Cette mission, à priori en collaboration avec le Japon (et peut-être le Canada) s’appellera Herakles. D’autre part l’ESA a acté, précautionneusement, un engagement pour la station lunaire américaine Gateway. Le développement de deux modules (Esprit confirmé, et un autre en collaboration) est à l’ordre du jour, mais le calendrier est important, parce que les sommes débloquées (on évoque 300 millions) ne permettront pas d’aller jusqu’à la réalisation finale… Et c’est peut-être tant mieux puisque les américains eux-mêmes sont encore dans un flou important concernant ce programme.
L’ESA dispose aussi de plus d’un milliard et demi d’euros pour développer le pan scientifique du programme européen Copernicus. C’est une bonne nouvelle pour l’observation du climat, puisque de nouvelles missions (y compris de démonstrations technologiques) vont pouvoir être mises en place, tandis que les véhicules déjà commandés pourront être équipés de meilleurs capteurs. Copernicus est déjà en pointe avec 7 satellites aujourd’hui (Sentinel 1a, 1b, 2a, 2b, 3a, 3b et 5p), mais logiquement d’ici 3 ans les travaux auront pris une autre dimension avec le lancement de Sentinel 6a, et de la charge utile Sentinel 4. Les contrats seront aussi déjà dans les tuyaux pour remplacer les premières unités mises en orbite en 2015-2016… Et puisque l’on parle de la mise en orbite, autant signaler que le soutien pour les programmes de lanceurs a été franc et massif à cette ministérielle. Ariane 6 (mais aussi plusieurs évolutions qui la concernent), les opérations de Vega et Vega C, un programme de micro-lanceurs européens, le moteur Prometheus, les démonstrateurs Callisto et Themis, voici autant de sujets qui devraient passer en opérations d’ici 3 ans.
La place de l’Europe spatiale, sans oublier celle de ses différents états qui ont en bonus leurs propres programmes et feuilles de route (dont des partenariats sur d’autres missions, etc…) ne devrait donc pas reculer. Et on peut aussi espérer de nouvelles idées à valider d’ici 2022…
Le lac St Clair, à la frontière Canada/USA, vu par Sentinel 2 dans une bande de fréquence qui met en valeur l’eau. Crédits ESA.
Quelques sujets épineux…
Il y a les sujets qui ne sont pas abordés, et ceux qui ont été repoussés à plus tard, ou même ceux qui ont reçu du budget mais pour lesquels il a fallu sévèrement faire l’aumône auprès des états. Sur ce dernier point, la thématique « sécurité et surveillance de l’orbite » a visiblement été poussive, même si elle a récolté suffisamment pour organiser une mission de désorbitation en guise de démonstration technologique (on continue d’espérer que ce soit sur le gros satellite Envisat). Au delà de ça, par exemple la mission Lagrange, pour disposer d’un observatoire d’alerte avancée en cas d’éruption solaire, qui pourrait poser danger à quasiment tous les satellites mais aussi à nos réseaux terrestres, n’a reçu que le financement pour ses instruments, et donc pas encore la plateforme spatiale. La France, qui demande systématiquement à ce que soit remis à plat le système de retour géographique de l’ESA (sans pour autant proposer de modèle valorisant la participation des « petits pays »), a obtenu que le sujet soit évoqué… plus tard. Il y a bien sûr d’autres inconnues, qui concernent par exemple l’évolution du projet Artemis et Gateway de la part des américains. Ils ont déjà montré dans la décennie passée qu’ils ne pouvaient être considérés comme les partenaires les plus fiables, et d’aussi grandes aventures sont à la merci de leurs programmes politiques…
La coiffe de Vega C en test. Un autre sujet épineux, mais que l’on espère résolu l’année prochaine. Crédits ESA.
Deux autres points qui n’ont pas été abordés (ou en tout cas n’ont fait l’objet d’aucune déclaration ensuite)… Il y a d’abord le débat sur les vols habités. Il est souhaité par Arianegroup, par exemple, et plusieurs personnes du CNES avec qui j’ai eu la chance d’échanger verraient bien cette thématique revenir en force, une fois qu’Ariane 6 volera régulièrement avec fiabilité. Sans revenir sur les fiascos précédents des années 90, l’idée serait de lancer le développement d’une capsule réutilisable pour devenir maîtres de notre destin astronautique. Mais pour l’instant, c’est trop tôt… Et pas forcément raccord avec le budget dont l’ESA dispose. Il faut bien voir que je suis un fervent supporter des vols habités, du moment où on ne sacrifie pas l’ensemble du reste de notre programme spatial pour le mener à bien. Si l’agence européenne devait investir demain environ un milliard supplémentaire chaque année pour développer et lancer ses vols habités à partir de 2026 (alors même qu’une foule de prestataires hors europe nous permettent de faire de même en payant beaucoup moins)… Il faudrait une raison légitime de s’y pencher. Le dernier point, et je pense qu’on en reparlera aussi en 2022, c’est celui d’une ouverture de la coopération avec la Chine. Lorsque cette dernière deviendra une réalité, elle montrera, comme la coopération avec la Russie l’a montré dans le cadre d’ExoMars, que l’ESA est une agence de premier plan totalement libre de ses choix.
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1 réponse
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