[Russie] Pas de précipitation
La Russie terminera 2019 avec le même statut qu’au début de l’année : celui de la seule nation capable d’envoyer des astronautes sur l’ISS, et la seule à envoyer des humains en orbite depuis 2016 (car la Chine ne déploie pas de programme habité avant d’envoyer sa station spatiale). Et elle peut enorgueillir d’avoir réussi deux projets majeurs, à savoir le lancement et les opérations de Spektr-RG et la fin des vols de Soyouz FG au profit de Soyouz 2.1A. A cette évolution mesurée il y a toutefois quelques évolutions en cours ou à venir qui feraient bien d’être clarifiées…
Sublime image de Proton au décollage. J’ai mis ça la, c’est gratuit. Crédits Roscosmos
Les mises à la retraite continuent, mais…
Eh bien, on attend à la fin de ce mois de décembre, le tout dernier lancement de la génération de lanceurs Rockot. S’il a été annoncé la possible création d’une version « entièrement russe » de cet ancien missile balistique comportant plusieurs éléments ukrainiens, c’est pour l’instant une page qui se tourne. Terminés les vols de Dnepr, Strela, Rockot… Ce qui fait effectivement la part belle à la simplification et donc aux économies. De la même façon, supprimer Soyouz FG est une bonne façon d’uniformiser la production de ce lanceur. Mais quid des capacités qui s’en vont ? La Russie n’opère pas (ou plus) de lanceur vraiment léger aujourd’hui. Bien sûr, on a pu voir il y a quelque jours le 25 novembre le décollage depuis Plesetsk d’une version Soyouz 2.1V, mais cette dernière est capable d’embarquer des satellites pesant jusqu’à 2,8 tonnes en orbite basse (plus probablement autour de 1,7+ tonnes en orbite polaire héliosynchrone). Dans un monde où certaines plateformes n’excèdent pas quelques centaines de kilos et au sein duquel les travaux des différentes sphères publiques et privées planchent sur la question, il est étonnant que la Russie ne soit pas positionnée. Inde, Chine, USA, et quelques soutiens publics-privés en Europe… D’autant que la Russie a devant elle quelques projets dont la constellation Sfera (en orbite basse, elle devrait regrouper les fonctionnalités de plusieurs autres programmes d’aujourd’hui), dont les unités n’atteindront sans doute pas la tonne.
Même sans ses boosters auxiliaires, elle a quand même quelque chose pour elle. Crédits Ministère de la Défense Russe
D’autre part, Soyouz 2.1V est une intermittente du spectacle. Parce que son moteur du premier étage est un NK-33 à l’origine destiné à équiper la N-1 et remisé au stockage durant les 40 années suivantes, pour commencer, ce qui empêchera sur le moyen-long terme d’en lancer toute une collection. Le gros moteur a bien été produit en série, mais on n’envisage pas en Russie d’en reprendre la fabrication. N’allez pas me faire écrire qu’il n’en reste que quelques uns, mais on ne verra pas Soyouz 2.1V voler à un rythme de 4/5 tirs par an pendant de nombreuses années. Dans ce débat il y a bien sûr Angara 1.2 qui mérite d’être cité. Sauf que ses capacités sont encore plus importantes que celles de Soyouz 2.1V de près d’une tonne. Le débat est là, côté lanceurs légers : faut il mieux une production de série trop puissante mais flexible, ou bien le développement d’une solution « taillée sur mesure » pour de petits satellites au risque de ne pas convenir partout ?
Proton a beau être une future retraitée, elle lancera Electro-L-3 (qui vient d’arriver à Baïkonour) à la fin décembre. Crédits Roscosmos
Angara va fêter 5 ans de non-vol
Enfin, fêter c’est bien sûr un méchant terme. En réalité, les responsables de ce programme sont bien ennuyés. Angara A5 doit officiellement entrer en production de série en 2023 (une date qui a été repoussée plusieurs fois) et remplacer totalement le lanceur proton en 2025. Et « pas de pression » mais la ligne de production de Proton, située à Moscou, a déjà reçu ses dernières commandes, ce qui signifie que le programme Angara est devant un ambitieux et forcé pas en avant. Officiellement, elle n’est plus en développement bien sûr (à part son étage supérieur à propulsion cryotechnique) puisqu’elle a réussi son vol de qualification en décembre 2014. Mais depuis, rien. Ou en tout cas, pas de lancement, parce qu’au sol, les équipes s’affairent bien entendu. Le second exemplaire d’Angara A5, qui devait voler en 2017, puis 2018 et 2019 est à présent repoussé à « début 2020 » sans que les éléments du premier étage aient été vus par la presse russe en direction de Plesetsk… On se méfiera quand même puisque le centre spatial militaire russe sait garder ses secrets. Reste que le projet a pu progresser ces derniers mois, malgré la restructuration en cours chez Khrunichev (repris par l’état en condition de faillite) et les débuts poussifs du site de production d’Angara à Omsk, bien loin de Moscou (pour l’instant les étages retournent à Moscou pour leur préparation finale). Il est malheureusement trop tôt pour affirmer qu’Angara est enfin sur les rails, et le gouvernement Russe ne montre pas une confiance hors du commun, puisque le prochain vol sera, cinq ans après le premier une nouvelle qualification (pas de satellite déclaré mais une masse inerte).
Le chantier au début novembre, n’a pas pu éviter la neige. Mais c’était encore avant les pics de basses températures. Crédits Roscosmos
Autour d’Angara par contre, les lignes bougent. Parce que le site de Plesetsk n’est pas censé rester la base de référence pour Angara, qui doit servir à la fois pour le programme civil et le militaire (malgré les déclarations de ces dernières années selon lesquelles le lanceur ne serait pas en phase avec leurs besoins). Comme Baïkonour n’est pas politiquement très à la mode, le pas de tir principal sera situé à Vostotchnyi. Les travaux de terrassement, qui n’ont commencé que cette année, sont actuellement en progression sous une tente imposante qui recouvre les fondations de béton, pour éviter que le sol ne gèle trop profondément (l’hiver sur place n’est pas métaphorique)… Mais les équipes sur place ont beaucoup progressé, avec l’envoi tout récemment des réservoirs de stockage d’eau pour le système de déluge lors des lancements (d’autres réservoirs pour les carburants sont déjà sur place). Il est bien sûr trop tôt pour juger de l’avancement, d’autant que le premier décollage sur place ne devrait avoir lieu qu’à l’été 2023, ce qui laisse un peu de marge pour observer des progrès. Dmitri Rogozine, le directeur de Roscosmos, effectue une visite sur place studieuse une fois par mois, tandis que la justice russe a condamné plusieurs patrons et contremaîtres du chantier précédent à Vostotchnyi (celui de Soyouz) pour d’importants détournements de fonds. Rien de tel pour que cette fois, ça file droit.
Certains éléments prennent le train, d’autres les camions. Ici, des éléments de la tour de lancement d’Angara. Crédits Roscosmos
Les plans lunaires « sans faire la course »
La Russie, on l’oublie parfois dans la narration très américaine qui consiste à pointer uniquement du doigt les progrès chinois pour mieux propulser Artemis en « réponse » (réponse de quoi, choisissez en fonction de votre camp politique), est elle aussi engagée dans un projet lunaire. Bien sûr, ce dernier est encore lointain. Mais le porte parole de Roscosmos a déclaré en substance le 29 novembre « La Russie va continuer à travailler à son programme d’exploration lunaire, mais ne participera pas à une nouvelle Course à la Lune, que d’autres nations tentent de nous imposer ». En clair, le pays prend son temps. Une déclaration qui fait écho à la décision de l’agence, quelques jours plus tôt, de ne pas accepter le concept de lanceur lourd Lenisseï proposé par l’industrie, et de demander une révision du concept pour que ce dernier puisse être « plus utile », car en l’état, il ne sert effectivement qu’à viser la Lune. Une réponse qui peut faire hausser les sourcils dans le sens où ce sera compliqué puisque c’est justement à ça qu’il devrait servir. La Russie dispose d’un plan de long terme pour explorer la Lune, principalement via son pôle Sud, et principalement via des missions robotiques dans une approche graduelle pour préparer une base autonome, non habitée de façon permanente. Dédié aux objectifs scientifiques (et uniquement scientifiques), le projet est structurant pour Roscosmos, a prévenu A. Bloshenko le directeur exécutif de Roscosmos, dans une interview à TASS.
Les observateurs du spatial russe ont appris à ne pas être pressés grâce au programme du module MLM-Nauka. Mais un jour, il arrivera bien sur l’ISS… Crédits Roscosmos
Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien que la date de 2028 pour le décollage de Lenisseï est toujours d’actualité, mais que les plans peuvent encore évoluer, et qu’il ne faut pas attendre immédiatement un vol avec une capsule et un atterrissage avec un drapeau russe sous le bras. L’initiative est louable. On pourrait aussi en penser que c’est une reculade face aux inévitables coûts et défis du projet au profit d’une approche encore plus lente (le tout en demandant un budget supplémentaire exceptionnel au gouvernement russe). Cela dit, on peut avancer sans faire la course. Notamment en collaborant avec d’autres nations… non?
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