[Blue Origin] Entre l’ombre et la lumière
Certains d’entre vous se souviennent peut-être du mois d’avril 2015. Blue Origin sortait du bois. Avec un premier test (pas entièrement) réussi de New Shepard, l’entreprise annonçait arriver très fort dans le monde du tourisme suborbital avec sa nouvelle petite fusée, mais aussi le développement de solutions plus imposantes. On promettait alors « une boite qui ne jouera pas sur les effets d’annonce », qui avance dans l’ombre et qui concrétise ses promesses. 5 années ont passé, et le bilan est… mitigé. Blue Origin, qui fête ses 20 ans, est toujours là et fait toujours office d’épouvantail avec son budget garanti par l’homme le plus riche du monde. Par contre, pour ce qui est des promesses en retard, ils se sont rattrapés.
Essais moteurs au banc pour un moteur BE-4. Ce dernier sera si tout va bien l’un des tout premiers modèles de moteurs méthane-oxygène liquide à s’envoler vers l’orbite. Crédits Blue Origin
New Shepard reste au hangar
Voilà 9 mois que New Shepard n’a pas décollé. C’était le 11 décembre 2019 et nous en avons déjà beaucoup parlé, parce que ce jour là, les annonces étaient en fait nombreuses. Blue Origin allait commencer les vols habités, et d’ici quelques mois allait mettre en oeuvre la nouvelle capsule (donc le troisième exemplaire, pour ceux qui suivent) avec des astronautes employés de l’entreprise d’abord, puis « accompagnateurs d’expériences », avant les touristes. Bref, c’était l’année des astronautes, quoi ! Sauf que même avant la crise COVID, le silence sur le programme New Shepard était redevenu très pesant. Fini les « dans quelques mois… », la rhétorique officielle était devenue « probablement avant la fin de l’année ». Bref. Ce grand écart autour des vols n’augure rien de bon (pas plus que chez le concurrent, Virgin Galactic) et laisse une fois de plus planer le doute sur la viabilité à long terme du programme New Shepard. Après cinq années de vols d’essais, est-ce qu’ils ne sont pas censés savoir si leur solution est bonne ou pas ? Si le design ou un élément technique (voir structurel) n’est pas bon, ils pourraient le dire, plutôt que de rester silencieux et de continuer de faire miroiter le public. Cinq ans de vols d’essais… Mais seulement 12 vols aussi, ce qui est très peu au regard des ambitions du programme.
C’est beau, c’est propre, ça fonctionne. Mais c’est pas tous les samedis… Crédits Blue Origin
Donc New Shepard ne vole pas, mais on ne sait pas pourquoi. Enfin, bien sûr on peut estimer qu’au mois d’avril, mai (et donc probablement juin) c’était lié à la crise sanitaire qui a particulièrement touché les USA (et continue de le faire). Par ailleurs en mars un article au vitriol était paru dans un grand journal américain pour tacler Blue Origin. L’entreprise était accusée d’envoyer des employés en groupe au Texas, au mépris de la « distanciation sociale ». Il y avait des rumeurs alors sur un vol de New Shepard début juin… Qui n’a jamais eu lieu. Le silence est pesant, mais on peut aussi se dire que si Blue est fidèle à sa parole, il s’agit de préparations à des vols réguliers futurs… Quand l’entreprise sera prête. Car elle sera bien prête un jour, non ? Ajoutons aussi que si elle se fait attendre, c’est parce que New Shepard a montré de belles promesses : 12 vols et 12 réussites (11 récupérations de boosters), une capsule pour 6 personnes, des hublots énormes… Elle donne envie !
Le moteur BE-4 de New Glenn. Un monstre ! Crédits Blue Origin
New Glenn avancera sans l’US Air Force
C’était un contrat important, et il est passé sous le nez de Blue Origin… Qui avait de gros espoirs. Revenons un peu en arrière : la Space Force a décidé d’attribuer le lancement des satellites de la défense américaine (DoD, NRO, autres) à deux entreprises seulement, sélectionnées sur plusieurs années, pour couvrir la période 2022-2027. Sachez que ça peut être prolongé si les administrations prennent trop de temps à se décider… Et ce n’est pas le genre de contrat où vous haussez les épaules et passez à côté. On parle, en moyenne, d’attributions d’environ un milliard de dollars chaque année pour des services de lancement, d’aménagements au sol, de conditions de préparation très restrictives et d’orbites visées très gourmandes en énergie pour des satellites parfois très lourds, et parfois très encombrants avec de très grosses antennes/objectifs/radars. Bref, il vaut mieux savoir faire du « sur mesure ». L’US Air Force avait même engagé 2.2 milliards (oui oui, milliards) de dollars en 2018 pour s’assurer que les lanceurs en développement des trois entreprises intéressées pourraient voir le jour, avec 967 millions pour ULA et son lanceur Vulcan, 792 millions pour Northrop Grumman et son lanceur OmegA et 500 millions pour Blue Origin avec New Glenn. D’aucuns avaient vu dans cette attribution le futur résultat pour la période 2022-27… Il n’en est rien, ou presque. Car Spacex était aussi dans la compétition, et ses lanceurs Falcon 9 et Falcon Heavy ont le mérite de déjà exister et d’avoir prouvé une fiabilité (exemplaire pour Falcon 9, à minima pour Falcon Heavy). L’US Air Force a donc décidé de sélectionner ULA et SpaceX, laissant Blue Origin et surtout Northrop Grumman sur la touche.
Bien entendu, tout le monde a hâte de la voir arriver sur le pas de tir, contrat pour la Space Force ou pas. Crédits Blue Origin
Pour OmegA de Northrop Grumman, cette sélection sonne probablement le glas de l’exploitation du lanceur, qui était développé pour ce contrat quasi-uniquement. Blue Origin et New Glenn sont dans une situation différente. D’abord, les moteurs BE-4 qui propulseront New Glenn sont les mêmes que ULA achète et va installer sur le lanceur Vulcan. Ce n’est pas rien, surtout que Blue a inauguré une usine de production desdits moteurs à Decatur en Alabama (à quelques encablures chez ULA), alors il aurait été comique que le projet Vulcan s’effondre… Ensuite, New Glenn dispose d’un financement de 500 millions fourni en 2018 par l’US Air Force et a entamé des travaux titanesques sur la côte Est des Etats-Unis pour la faire décoller depuis le LC-36. New Glenn est plus attendue que New Shepard, car elle fournit une pierre angulaire de la vision de long terme de l’entreprise : comme beaucoup d’autres du « NewSpace » après elle, Blue Origin veut des lancements peu chers pour établir une « space économie » qui soit résiliente et indépendante des états. Ce n’est pas un contrat géant de la Space Force qui changerait la donne… Si ?
The largest structure of our #NewGlenn rocket is the reusable first stage tank. Tank production is well underway in the high bay of our factory in Cape Canaveral, FL. pic.twitter.com/Kl6obuMYVc
— Blue Origin (@blueorigin) 5 mars 2020
Cette vidéo quand même était bien intéressante…
Amazon sera là pour les contrats ?
Vous vous souvenez de la dernière annonce de contrat pour un décollage sur New Glenn ? Non ? C’est normal, ça remonte à janvier 2019, lorsque Telesat avait commandé « plusieurs lancements » sur New Glenn. Une bonne nouvelle, qui venait alors s’ajouter aux annonces d’Eutelsat, Sky Perfect JSAT et Mu Space… En plus de OneWeb. Bon, OneWeb a bien été sauvé de la faillite cet été, mais pour le moment il vaudrait mieux ne pas trop compter sur ces lancements en particulier. Il y a donc plusieurs vols prévus de New Glenn et malheureusement aucun nouveau contrat annoncé depuis un an et demi. Au passage, le vol inaugural non plus, on ne sait pas exactement quand il aura lieu. Blue Origin martèle que ce sera en 2021, mais à l’exception de quelques moteurs et d’une coiffe de 7 mètres de diamètre (c’est très grand) nous n’avons pas eu la chance de voir grand chose. Bon, cinq contrats de lancement, un an (ou mettons, 18 mois) avant le décollage inaugural, on a vu pire, non ?
New Glenn pourrait aussi envoyer des charges utiles pour la NASA… crédits National Team/Blue Origin
Surtout que pour ce qui est des contrats de lancements, Blue Origin a un client tout trouvé, en la présence d’Amazon. En effet ces derniers viennent de décrocher leur licence pour déployer une constellation de connectivité en orbite basse (oui oui, une de plus). Ils ont immédiatement acté le fait d’injecter 10 milliards de dollars dans le projet, de construire 3000 satellites et d’en envoyer la majorité avant 2026. Pour deux entreprises dirigées par Jeff Bezos, ça fait beaucoup d’intérêts qui convergent à moyen terme, non ? Mieux, ce pourrait être un peu comme SpaceX le fait avec Falcon 9, une façon de prouver la réutilisation en série de ce très gros lanceur, et donc sa viabilité économique. D’une pierre deux coups ?
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