[USA] SLS, sécuriser avant le danger
Le pari technico-politique qui consistait à faire décoller le lanceur super lourd SLS (Space Launch System) pour sa mission inaugurale autour de la Lune à peu près au moment des élections américaines est un échec. Dans une relative discrétion, la date pour le projet qui s’appelle à présent « Artemis 1 » a une fois de plus reculé cet été, avec un départ sans surprise « avant la fin de l’année 2021 ». Ce qui donne peu de garanties. Or le programme, malgré ses avancées solides, court des risques importants à force d’être repoussé.
Après plus de six mois accroché comme ça, on peut se demander si la fusée est conçue pour être exposée aussi longtemps aux éléments. Crédits NASA
Le risque technologique
A tenter d’éliminer toute cause d’échec longtemps avant le premier décollage, on repousse tant ce dernier qu’on oublie l’objectif de départ : celui d’avoir un lanceur super lourd capable de relancer l’exploration habitée hors de l’orbite terrestre. Y échouer dans les temps impartis, c’est déjà conforter l’idée (maintenant largement admise dans le public) que l’agence nationale, la NASA, n’est « plus capable » en 2020 des prouesses dont on fête le cinquantenaire. Et ce malgré un programme qui phagocyte peu à peu depuis une décennie un pourcentage toujours plus important du budget. Lorsque certains lanceurs existants sont déjà sur la sellette car ils coûtent cher… Et pourtant, ils volent ! Je l’ai déjà écrit plusieurs fois dans ces colonnes, mais la NASA dépense chaque année plus pour son lanceur SLS et sa capsule Orion que pour l’ISS. Or ni SLS ni Orion n’ont pris leur envol, tandis que les réalisations sur la station spatiale internationale, même si elles sont parfois contestées, sont un résultat tangible : elle vole, elle est approvisionnée, les astronautes y réalisent leurs missions (et maintenant même depuis le sol américain). Mais il s’agit là d’un aspect budgétaire, et seuls les spécialistes et les véritables afficionados du spatial se penchent sur les comptes américains. Pour le public plus général : SLS ne vole pas, malgré les milliards injectés. Pire, elle ne volera au mieux qu’en fin d’année prochaine.
Oui oui, au mieux. Au moment d’écrire cet article, on peut globalement considérer que tous les éléments pour ce premier décollage sont au Centre Spatial Kennedy, sauf un, à savoir le premier étage. Ce dernier est en test au Mississipi, installé depuis le mois de février au Centre Spatial Stennis pour les tests devant mener au « Green Run ». Le Green Run, c’est l’allumage de ses quatre moteurs principaux durant presque 9 minutes, simulation ultime de décollage après un compte à rebours et un remplissage des réservoirs « comme en vrai ». La NASA est actuellement au test numéro 5 sur 8 (bientôt 6), et le Green Run aura probablement lieu d’ici la fin octobre ou le mois de novembre. Et comme il s’agit de l’exemplaire de vol, si la moindre chose se passe mal, si la moindre erreur engendre des dégâts, le décollage d’Artemis 1 sera repoussé de plusieurs mois. Imaginons qu’il faille repasser à Michoud pour réparer un moteur ou l’échanger avec un autre : le programme tout entier viserait alors 2022 pour sa première mission. Car il faut encore ensuite rejoindre la Floride, assembler le lanceur (toute erreur est interdite alors qu’il n’y a plus rien eu dans le VAB depuis 2011), puis faire une répétition générale sans allumer les moteurs avant le véritable premier décollage. La pression sur les équipes est énorme, imaginez que ce tir a déjà presque 4 ans de retard ! Le plus important pour la suite du programme SLS étant qu’il n’y ait pas de changement de design à opérer, car les éléments des prochaines missions Artemis sont déjà (heureusement) en cours de production et d’assemblage. Et bien sûr il faut que le « tour de Lune » de la capsule Orion se passe lui aussi exactement comme prévu. Malgré toute la préparation autour, cela reste un défi significatif. Un échec en vol mettrait tout le programme sur la sellette.
Il s’en faudrait de rien. Une mauvaise commande, quelques mètres de décalage et les chaînes qui viennent frotter l’étage. Enfin, ne parlons pas de malheur… Crédits NASA
Le risque politique
Un lanceur super lourd ne vaut pas les efforts qu’il nécessite s’il ne sert à rien. C’est d’ailleurs pour cette raison que jusqu’à 2016-2017 le programme SLS était tant critiqué : il n’avait pas vraiment de mission. Avec Artemis et l’élan lunaire souhaité par l’administration Trump, le programme s’est taillé une légitimité. Il doit emmener la capsule Orion, et ses performances dans un premier temps limitées le cantonneront à ça, puisque l’offensive technologique des acteurs privés (SpaceX, ULA et Blue Origin) rend possible d’envoyer tout ce qui serait nécessaire à retenter l’aventure lunaire habitée avec d’autres lanceurs. Mais ça ne gomme pas quelques problèmes. Déjà politiquement, la directive demandait à la NASA d’envoyer un homme et une femme marcher sur la Lune en 2024. A moins d’un extraordinaire revirement sur la situation actuelle, ça ne devrait pas être possible. Ce qui signifie que l’administration qui va être élue dans quelques mois aux Etats-Unis ne pourra tirer qu’un crédit très limité : elle ne sera pas celle qui a ramené les américains sur la Lune. Le risque, si c’est Trump qui gagne cette présidentielle, est de voir un désintérêt pour ce projet lunaire, car il ne pourra être le président qui l’emmène à son terme. Le risque inverse avec le « camp » démocrate, est celui d’un changement d’objectif. Eh oui, que va-t-il se passer si Artemis est annulé ou repoussé aux calendes grecques ? Obama déjà en 2009 annonçait que la Lune n’avait pas un grand intérêt, ayant « déjà été sur place ». Bien sûr, les politiciens du Congrès sont vexés des récents succès chinois, et dans les deux camps démocrates et républicains des voix se sont élevées pour une continuité dans les grands projets, Artemis en tête. Le Space Lauch System a donc un relatif soutien politique…
Les deux derniers administrateurs de la NASA. Je suis certain qu’ils s’apprécient à leur juste valeur, mais ils ont des visions différentes, et leurs gouvernements ont mis en oeuvre deux politiques spatiales différentes. Crédits NASA
Reste que les orientations et les changements de direction pourraient encore survenir. On sait par exemple que la crise sanitaire actuelle coûtera cher à tous les gouvernements. Que va-t-il se passer si un plan de relance ampute la NASA de quelques milliards ? Et si l’agence n’obtenait pas une énième rallonge pour mettre en place ses plans lunaires ? Il sera très intéressant de suivre les inflexions du programme dans l’année à venir (même si ce sera peut-être discret), en sachant que sur le plan de la visibilité, SLS aura fort à faire. Si le programme passe avec succès son test « Green Run » et démarre l’assemblage à grand renfort d’images du lanceur, agrémentées des premiers atterrissages lunaires dans le cadre des contrats CLPS (les deux n’ont rien à voir ensemble mais font partie de l’initiative Artemis et pour le public, vont être présentées comme un tout), alors le Space Launch System pourra sauver sa peau comme un incontournable de la décennie. Mais si une administration opposée au projet décide de privilégier des contrats publics-privés, des économies et d’ambitieux plans martiens (mettre en place Mars Sample Return par exemple), il n’est pas certain que le lanceur ait un avenir royal.
Enfin, posons-nous la question. Que signifierait « la fin du programme » SLS ? A moins d’un grand souci technique nécessitant des années de travail et d’investissement supplémentaires, il est probable que SLS puisse réaliser 3 décollages à minima quoi qu’il arrive, car les éléments sont d’ores et déjà construits ou en construction, voire déjà à l’assemblage. C’est le cas des éléments des boosters auxiliaires par exemple, ou des moteurs, qui sont prêts. Le deuxième premier étage entrera bientôt en assemblage (les éléments sont recouverts de leur isolant actuellement) et le troisième est en production. Idem pour le deuxième étage ICPS, la capsule Orion et son module de service européen… Il devrait quoi qu’il arrive y avoir une « pause » (ou une réorganisation) entre ces trois premiers vols et les décollages suivants de SLS, qu’ils soient au service d’Artemis ou non. La NASA a signé pour 9 capsules Orion avec Lockheed, termine ses négociations pour autant d’étages avec Boeing, tout est fait pour établir le programme en le « scellant dans le béton » sur le long terme. Par exemple avec le nouvel essai du 2 septembre, au cours duquel Northrop Grumman a testé avec succès un booster de SLS avec une « nouvelle recette » pour le carburant solide, une structure interne modifiée et un nouveau design de tuyère… Le tout pour de futures missions post-Artemis 3. Mais les meilleurs contrats peuvent parfois vaciller.
Jim Bridenstine sur le LC-39B, réaménagé ces dernières années pour accueillir SLS. Mais quand… crédits NASA
L’ombre de Starship
Disons les choses comme elles sont, il y a deux ans Starship était encore bien éloigné du Space Launch System, dont le développement touchait quand même à sa fin. Comparer les deux, sinon dans leur ambition finale, relevait de l’optimisme démesuré ou d’un manque de lucidité. A présent en 2020, le test « green run » n’a malheureusement pas encore eu lieu, et Starship progresse à grand pas. Quoi qu’en disent certains observateurs, il reste encore un fossé abyssal entre les deux programmes, mais on commence à pouvoir se dire qu’ils vont être plus rapidement concurrents qu’on ne l’imaginait. Oui, si, abyssal : Starship a montré que la structure de sa navette pouvait réaliser un saut à 150m et être pressurisée à des valeurs représentatives d’un vol. C’est déjà beaucoup, mais c’est très loin d’une tentative orbitale. SpaceX s’en rapprochera déjà nettement lorsque l’entreprise aura réalisé (et surtout réussi) un vol parabolique à environ 20 kilomètres d’altitude avec un prototype plus complet équipé de 3 moteurs… Mais ce sera toujours loin de ce que propose la NASA avec Artemis 1, qui emmène une capsule habitable fonctionnelle pour un voyage de 3 semaines autour de la Lune.
Longtemps, elle fut l’élément le plus en retard du programme. Aujourd’hui, il y a « de la marge » pour la capsule Orion, mais elle devra faire ses preuves autour de la Lune. Crédits NASA.
Reste qu’Elon Musk annonce à présent une première tentative de vol orbital l’année prochaine. Restons dubitatifs sur ce calendrier, en raison des très nombreux rendez-vous manqués des matériels de SpaceX durant la décennie qui vient de passer, mais ça dénote à tout le moins une ambition rapide sur le programme. A un moment, probablement entre fin 2021 et début 2023, les Etats-Unis auront deux lanceurs super lourds testés en orbite et « en fonction ». Mais c’est à ce moment là que la différence de philosophie entre les deux programmes frappera comme un boomerang, car Starship est pensé pour être produit et lancé en série (j’allais écrire en grande série, mais restons raisonnables deux minutes à cet horizon), là où le second vol de SLS est déjà planifié, arrangé, assemblé… depuis deux ans environ. Bref, le choc des cultures qu’attendent avec impatience les fans de SpaceX devrait bien avoir lieu. Et il aura peut-être bien lieu tôt. Les deux lanceurs super-lourds ont tout deux de bonnes raisons d’être, mais j’ai tendance à penser que le « rouleau compresseur » SpaceX fera pencher la balance vers Starship. Peut-être pas immédiatement, et surtout pas si une catastrophe arrive (n’oublions pas qu’ils souhaitent mettre des gens là dedans), mais rapidement… A moins que d’ici là, SLS soit devenue l’icone qui a ramené des américains sur la Lune ? Ah, j’aime voir cette compétition, même si elle se joue entre américains.
En tout cas il y a encore des progrès à faire et à montrer. Mais entre l’année dernière et aujourd’hui, l’accélération est tangible. Crédits SpaceX
Il y a une autre piste de réflexion que j’aimerais vous soumettre et qui pourrait torpiller SLS à moyen terme. Imaginez un Starship… avec sous une coiffe un peu particulière, une capsule Orion. Oh je sais bien, elle n’a pas été conçue pour ça. Il faudrait probablement un étage supplémentaire pour envoyer Orion vers une orbite de transfert lunaire. Mais si la capacité est bien de 100 tonnes, c’est possible, non ? Et si par miracle les américains arrivent à les rendre compatibles… C’est juste une idée. Lockheed en serait outragé, mais imaginez seulement. La NASA sauve son programme en cours depuis plus d’une décennie, des milliards de dollars de commandes et de développement, tout en laissant de côté son lanceur super-lourd qui a fait un parcours honorable mais ne peut lutter contre la nouvelle dynamique des acteurs privés. Mais enfin, c’est juste une piste de réflexion. A titre personnel, du moment que ces lanceurs décollent et font avancer mon domaine favori, je me fiche bien du logo sur le webcast. En plus, le drapeau sur la fusée est le même. Alors, SLS et pas Starship, SLS vs Starship, Starship et pas SLS, Starship et SLS, ou bien Ni Starship ni SLS ?
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Cependant, pourquoi cette impression de foutu d’avance ou du moins d’hésitation, comme si l’on osait pas. Et surtout qu’au final, la Chine damera le pion à tout ce joli monde. Patrick Baudry n’avait-il pas raison de dénoncer une ISS devenue inutile et pompant tant de crédits pouvant être si utiles ailleurs. Selon lui, « sans elle, nous serions déjà sur Mars ! ». Bon, ça vaut ce que ça vaut mais ça montre à quel point pour certains la hiérarchie des priorités pourrait être discutée