[Europe] Callisto, comment retrouver l’esprit pionnier…
En 2015, alors que le projet Ariane 6 était accepté et en phase de développement, les équipes du CNES, de la DLR (Allemagne) et de l’agence japonaise JAXA ont démarré l’étude d’un prototype de lanceur réutilisable. Avec un concept simple : concevoir rapidement, efficacement et avec de la marge pour l’erreur, un démonstrateur capable de voler à basse et moyenne altitude pour maîtriser tous les aspects de la réutilisation, y compris les travaux au sol. Cinq ans après, l’esprit est toujours là, mais le projet s’est tant complexifié et ramifié qu’il a perdu sa raison d’être. Et il ne volera pas avant 2023.
Est-ce qu’on a hâte quand même ? Oui. Oui totalement. Crédits CNES
Le « GrassHopper européen »
En 2015, le doute n’est plus permis. SpaceX va bien finir par réussir à faire atterrir ses lanceurs (ils y arriveront d’ailleurs fin décembre). Bien qu’accepté début décembre 2014, le projet Ariane 6 est encore un monstre de papier : des études bien engagées et un design qu’il faut terminer rapidement et en détail pour pouvoir passer aux différents chantiers. Sauf qu’Ariane 6, qui était en discussion depuis fin 2010 (et pour laquelle deux concepts opposés étaient proposés) ne sera pas réutilisable. Même pas un peu. Politiquement, c’est encombrant parce que SpaceX est en train de montrer que la récupération-spectacle va fonctionner, et que d’autres concurrents américains s’y mettent. Car en 2015 c’est aussi l’année où ULA propose son concept de retour du bloc moteur sous parachute pour Vulcan, l’année où Blue Origin montre New Shepard et annonce travailler sur un lanceur orbital réutilisable… Bref, les pressions sont au plus haut. La direction des lanceurs du CNES l’avait bien vu venir, et l’agence française autorise les premiers pas du développement d’un moteur nommé Prometheus. Réutilisable au moins 5 fois, simple, alimenté au méthane-oxygène liquide, dix fois moins cher qu’un moteur Vulcain d’Ariane 5. Le projet rencontre d’emblée l’adhésion de l’industriel de référence (ArianeGroup) mais aussi des instances européennes qui s’engageront financièrement 18 mois plus tard. Oui, sauf qu’en 2015 en Europe, comment faire une fusée réutilisable ?
Oui, un peu comme ça quoi. Crédits CNES
Il existe bien sûr des concepts. En juin 2015 au Bourget, le centre de recherche ONERA proposait d’ailleurs trois profils de vol différents : retour du booster « à la SpaceX », retour planant avec des ailes, ou retour propulsé avec ailes et propulseurs. Non seulement il n’y a pas consensus sur la méthode, mais en plus les économies de la réutilisation ne paraissent pas garanties. Qu’en est-il du temps qu’il faut pour inspecter les pièces après le retour sur Terre ? Du démontage ? Des changements de pièce, ou même des capacités moindres d’un lanceur réutilisable ? Une étude franco-allemande basée sur les observations de Falcon 9 estime que la fusée de SpaceX s’ampute de plus de 30% de ses capacités orbitales pour revenir se poser à Cape Canaveral… Qui plus est, d’autres sont vent debout contre le concept même : un lanceur réutilisable efficace, c’est moins de production, donc moins d’emplois. Il faut réussir à unir tout ce monde pour prouver que le réutilisable est une aventure qui peut voir le jour en Europe. Et vite.
Grasshopper vs mariachis. Crédits SpaceX
Or il y a un concept séduisant que l’on doit à SpaceX, c’est celui du GrassHopper, ce prototype d’étage de fusée miniature équipé d’un seul moteur, qui a servi à plusieurs campagnes d’essais sur le site texan de McGregor, et qui a posé les bases des techniques de réutilisation chez SpaceX. Le logiciel de contrôle de vol, la nécessité de disposer de grilles de stabilisation, la gestion de la puissance moteur, la localisation du site d’atterrissage, tout ça fut peaufiné entre 2011 et 2013 avec GrassHopper (opéré par une petite équipe), suivi par un prototype plus grand basé sur un premier étage de Falcon 9, et baptisé F9R. Ce dernier a volé à plus d’un kilomètre d’altitude, a simulé la masse d’un étage, a permis de valider le concept de pieds rétractables, et a montré que le contrôle de vol était bon, mais qu’il avait ses limites quand on dépassait les bornes, ce qui arriva en août 2014 et mena à son explosion. Qu’à cela ne tienne, Spacex n’avait plus qu’à passer aux essais grandeur nature… C’est avec l’idée du GrassHopper et de F9R en tête que le concept Callisto est posé à l’automne 2015.
Callisto est un démonstrateur de réutilisation. Il est plus ambitieux que GrassHopper, et doit monter progressivement jusqu’à 30 kilomètres d’altitude. Mais il reste petit (14 mètres, pour 1,1 de diamètre) et fonctionne grâce à un moteur que le Japon s’engage à fournir, ce qui économise du temps et de l’argent. Les équipes françaises et allemandes s’occupent du lanceur, chacune avec leur points forts déjà exploités dans l’industrie européenne. L’idée est bien de changer de paradigme : réaliser des essais rapides, avec de la marge pour l’erreur, et montrer de quoi on est capable pour la prochaine génération.
C’est convainquant, quand même, non ? Crédits CNES
Une logique perdue de vue
Bon déjà il ne vous aura pas échappé qu’il n’a pas fallu cinq années à SpaceX pour produire le GrassHopper. Et que même si l’ensemble du projet de réutilisation de Falcon 9 avait coûté environ un milliard entre 2010 et 2017 chez SpaceX, GrassHopper lui-même n’était pas un objet à plusieurs dizaines de millions d’euros. Pour Callisto par contre, ce n’est pas la même musique. Pour commencer, remarquez qu’on parle toujours au futur. Cinq ans après le début du projet, l’envol de Callisto n’est plus prévu avant… 2023. Et encore, on évoque plutôt un horizon à la fin d’année. 8 ans, ça commence à faire beaucoup pour un démonstrateur. Le tout pour une campagne unique qui devrait durer environ six mois, et inclure une dizaine de vols et pas plus. Logique, car enfin ce n’est pas un lanceur. Pourtant, après 8 ans de développement, je doute que l’esprit « essais par l’erreur » soit bien présent. Ensuite, l’architecture du lanceur est bien particulière : un petit moteur hydrogène-oxygène japonais dont… on parle beaucoup lorsqu’il s’agit de Callisto mais qui pour l’instant est relativement absent des débats ou des articles japonais. S’agit-il d’un LE-5 (qui propulse l’étage supérieur de H-2 et H-3) modifié pour fonctionner au niveau de la mer ? Pour rappel, Blue Origin est aujourd’hui la seule entreprise avec un moteur du genre (le BE-3). Mais s’il faut réadapter un LE-5 au sol, pourquoi ne pas avoir pris un moteur Vinci… Et s’il s’agit d’un tout nouveau modèle de moteur, où en est le développement ?
Callisto imaginé sur son pas de tir en 2015-2016
Ce choix même de propulsion hydrogène-LOX ne fait pas vraiment sens lorsqu’on considère le futur du programme. En 2015, il présentait une certaine logique : français, allemands et japonais utilisent régulièrement cette propulsion pour leurs lanceurs, ils ont donc des compétences appropriées. Oui, mais le Japon utilise des propulseurs solides pour son lanceur léger, comme les européens, qui projettent une future génération… alimentée au Méthane-LOX. En 2015 encore, c’était compréhensible : développer Callisto avant que Prometheus ne soit prêt pour gagner du temps. Sauf que maintenant Prometheus devrait voir ses premiers essais au banc fin 2021, presque deux ans AVANT Callisto.
Il y a aussi le pas de tir. L’idée originale, française, est louable : réutiliser les installations de Diamant déjà présentes sur le Centre Spatial Guyanais pour économiser. Sauf que le projet s’est transformé en grande réhabilitation. Le pas de tir lui-même doit être dynamité, puis repris, tandis que le bâtiment d’intégration doit quasi-entièrement être repris et rééquipé en une imposante tente pour la préparation lanceur. Installations, réservoirs, salle blanche, équipements de contrôle… Une véritable débauche de moyens qui vont permettre de reprendre totalement le site. Vous savez ce qu’il fallait à GrassHopper ? Une dalle de béton, un hangar (norme ISO-riendutout) et des câbles reliés à des équipements de contrôle mobiles (camion ou préfabriqué) suffisamment éloignés en cas d’explosion. La campagne d’essais entière de six mois vaut elle une telle transformation ? En sachant que s’il faut tout rééquiper pour Themis (le démonstrateur d’étage qui sera lui équipé de moteurs Prometheus), les changements seront conséquents puisqu’il ne s’agira pas des mêmes carburants ni de la même taille des infrastructures (Themis fera environ 10 fois le volume de Callisto). Pourquoi vouloir prétendre qu’on dispose d’une architecture agile, innovante et ouverte à l’erreur quand on table sur presque une décennie de préparation ?
Le site diamant entièrement repris pour Callisto (et probablement Themis) tel qu’envisagé pour 2023
Trop tard pour faire demi-tour ?
Après différentes communications sur le projet cet été, on sait que Callisto n’est pas un projet officiellement dans l’impasse aujourd’hui, mais les agences concernées n’évoquent quasiment jamais leurs progrès (en 5 ans…). On sait que c’est Eiffage, sans surprise, qui s’occupera de la démolition du site Diamant. Et… C’est à peu près tout en fait. Bien sûr, il reste du temps pour faire les essais moteur, l’assemblage, la transformation du site. Mais où est l’esprit de réactivité ? Où est cette volonté d’aller vers l’avant ? J’ai l’impression que malgré le talent incroyable des équipes de ce projet (et ne doutez jamais de mon opinion là dessus), il s’est finalement enlisé dans une architecture bureaucratique trop lourde, avec trois pays à la barre sans compter les industriels. Peut-être a-t-il été sous-financé, ou bien la masse de travail sous-estimée au départ, ce qui fait aujourd’hui trainer en longueur ce qui paraissait (et reste toujours) si prometteur ? Un projet que les trois pays ont peut-être aussi, après cinq années d’échanges, un peu du mal à assumer compte tenu du futur de leurs programmes respectifs. Est-il cependant trop tard pour revenir à l’esprit de départ ? Je ne le crois pas.
Sur le modèle qu’a utilisé depuis 2019 et continue d’utiliser la petite division ArianeWorks avec le démonstrateur FROG, il faut à mon sens reprendre l’initiative. Repartir, pourquoi pas, de la « dalle de béton » sans rien autour. Sans oublier qu’on est capables de mettre en place une infrastructure digne du 21è siècle, mais que pour six mois d’expérimentation, il y a plus besoin de travailler avec le véhicule et ses caractéristiques que sur un « robot qui va vidanger Callisto automatiquement » comme un appel d’offre est actuellement en cours. Et si c’est impossible pour des raisons de sécurité, peut-être faut-il s’interroger en amont sur la viabilité d’un design simple et efficace. Peut-on seulement laisser aux lanceurs les attentes des lanceurs, et aux démonstrateurs le besoin simplifié de montrer un concept ?
L’ancien pas de tir diamant photographié début 2020 (notez qu’aujourd’hui des travaux ont pu commencer). Crédits CNES
Encore une fois, je n’écris pas cet article pour froncer des sourcils ou murmurer que c’est nul dans ma moustache. Simplement, je pense qu’on a perdu de vue cet objectif de tester une technologie qui se veut bas coût, simple et performante. L’esprit qui a, sur le papier au moins, fait de la place au moteur Prometheus. Callisto arrivera tard ? Peut-être vaut-il mieux limiter les pertes de temps et passer directement à l’étape Themis, quitte à construire 4 à 5 démonstrateurs et à se planter ? Ne disposer que d’une seule infrastructure de test, et être réactifs « matériel en main » plutôt que de passer encore 3 à 5 ans à étudier le projet, même si on excelle sur le sujet. Je n’écris pas non plus cet article pour diminuer l’ampleur des travaux déjà réalisés, mais pour au moins poser la question : comment accélérer ? Comment éviter qu’au moment où SpaceX a réutilisé 44 étages de Falcon 9 ces 3 dernières années, nous soyons toujours à 3 ans de notre premier démonstrateur ?
Il n’a fallu que 6,5 ans pour inventer, tester et produire la première Ariane 1. 40 ans plus tard, nous faudra-t-il presque une décennie pour un démonstrateur suborbital ?
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