[Russie] Quand on a que l’amour…
Ce 5 octobre, Roscosmos a autorisé officiellement le développement d’un nouveau lanceur russe, nommé « Amour » (comme le fleuve, pas le sentiment). Le boulot est confié à TsSKB Progress à Samara, qui s’est jusqu’ici surtout occupé des lanceurs Soyouz. Le projet a fait l’objet de plusieurs moqueries sur les réseaux sociaux, du fait que visuellement, ce premier lanceur russe réutilisable s’approche beaucoup de Falcon 9. Pourtant, c’est trompeur. Et Amour, même s’il arrivera tard sur la scène, aura des arguments percutants.
Concentrez vous sur le drapeau russe, svp.
Plus qu’un premier coup d’oeil…
Alors oui, lorsqu’on regarde la vue d’artiste, inutile de nier : on pense d’emblée à Falcon 9, avec cette coiffe conique et ce look de « stick » avec des pieds peints en noir. C’est normal, puisqu’on en voit une vingtaine par an décoller depuis 2017. Cela dit, on se laisse piéger par la fusée de SpaceX, dans le sens où si vous comptez faire un premier étage réutilisable, il n’y a pas 50 façons d’y arriver. Soit il faut le construire super-résistant et s’assurer qu’il résiste à la rentrée atmosphérique, tout en pouvant le guider ensuite (modèle qu’applique RocketLab), soit il faut le freiner au cours de son vol parabolique et le manoeuvrer au cours de son action moteur (modèle qu’applique SpaceX). Si vous voulez le poser droit, il faut des pieds. Trois, c’est trop peu compte tenu du risque de bascule. Cinq, c’est un peu surcoter la sécurité. Donc quatre, ça a du sens. S’il faut s’orienter au cours de la descente, il faudra probablement un système d’ailerons (piste européenne avec Callisto/Themis) ou bien des grilles de stabilisation (piste SpaceX et Chine). Et puis je ne vous apprends rien en disant que si vous avez plusieurs moteurs sur votre étage, il vaut mieux freiner avec une configuration de moteurs symétriques, au risque de compliquer significativement les calculs (personne ne veut de la poussée asymétrique en bonus d’un freinage aérodynamique). Donc prenez tous ces éléments, mettez les dans un chapeau, et quel que soit le modèle de fusée que vous allez en sortir, il est très probable qu’il ressemble fort à une Falcon 9. Parce que ça marche, et que ce sont des éléments qui tiennent souvent du bon sens sur le plan de l’ingénierie plutôt que de la copie industrielle. Bien sûr, personne ne force à peindre les pieds en noir.
Notez la rare configuration à 5 moteurs.
Toutefois Amour, tel que le projet est exprimé aujourd’hui, est beaucoup plus intéressant qu’une « copie de Falcon 9 ». Déjà, elle est un peu plus épaisse, avec un concept de 4,1 m de diamètre au lieu de 3,7. Amour est une fusée à deux étages, chacun propulsé par des moteurs au méthane-oxygène liquide. Ce qui ne correspond déjà plus à Falcon 9 (eh oui les Merlin sont toujours au kérosène-lox). De plus, il est ici question de méthane super-refroidi, et d’une configuration 5 moteurs au premier étage, un seul ou deux pour l’étage supérieur. Et de la capacité indispensable à cet ensemble d’embarquer non seulement un satellite, mais aussi et surtout un propulseur Fregat-M. Ce véhicule à lui tout seul est un énorme atout Russe, SpaceX n’a jamais eu de véhicule de transport spatial de capacités proches de Fregat, qui est spécialisé dans les injections sur trajectoires spécialisées, et qui peut manoeuvrer jusqu’à 20 heures durant. La coiffe de l’Amour ferait environ 5,1m de diamètre, de quoi faire rentrer Fregat et au-dessus, les grands satellites aux standards actuels et futurs. Le tout avec une capacité en orbite de 12.5 tonnes en « utilisation jetable » et 10.5 tonnes en utilisation réutilisable (10 réutilisations par étage). C’est moins important que Falcon 9, qui peut embarquer cinq tonnes de plus et revenir se poser. Donc ce ne seront pas nécessairement les mêmes marchés. Autre spécificité bien russe, Amour décollera depuis Vostotchnyi (qui est déjà surnommé le cosmodrome de l’Amour, étant donné que c’est la région administrative de l’Amour-Oblast, mais passons). L’atterrissage sera donc sur un site en dur, et probablement pas dans la mer d’Okhotsk. Bref, la comparaison est belle sur le plan visuel, ou au premier regard. Dès qu’on s’y intéresse un peu plus, on voit bien qu’il s’agit d’un lanceur tout à fait indépendant, qui ne ressemble à aucun en service actuellement. Il aurait pu avoir un petit air de New Glenn puisqu’il y a quelques similarités, mais Blue Origin a choisi de développer un lanceur de bien plus forte capacité. Car je ne l’ai pas encore écrit jusque là, mais Amour doit être un lanceur fiable et surtout Low Cost : objectif 22 millions de dollars par tir. Soit environ la moitié, voire un tiers de ce que propose SpaceX pour un vol réutilisable aujourd’hui (50-62 millions). Presque 100 millions de moins que ce que SpaceX facture aux gouvernement des Etats-Unis. Même pour le gaz, la Russie a pensé à tout, puisqu’il existe non loin de Vostotchnyi une raffinerie de gaz naturel. Le plan est de raccorder directement le pas de tir à la source !
Fregat, c’est le véhicule de déploiement à tout faire. Et ça fonctionne très bien. Crédits GK Launch Services
Je trouve ce nouveau concept de lanceur très intéressant, car dans sa philosophie, il y a effectivement quelque chose de viscéralement non russe. Mais pour comprendre cette phrase, il faut revenir en arrière et compiler un peu les différentes remarques sur des lanceurs réutilisables jusqu’ici. Pour Glavkosmos (qui s’occupe de commercialiser Soyouz), Falcon 9 réutilisable n’est rentable que grâce au premium que SpaceX fait peser sur les vols gouvernementaux. Dmitri Rogozine a déjà plusieurs fois critiqué SpaceX à la fois sur le plan technique comme sur le plan contractuel. Il n’y a pas de lanceur réutilisable aujourd’hui en Russie car cela « ne convenait pas au modèle » russe. Du coup… Pourquoi en faire un ?
Eh bien déjà, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Si TsSKB Progress a pu monter un dossier prouvant qu’avec des moteurs méthane-LOX RD-169A, il était possible de monter une architecture réutilisable et fiable, il n’y a pas de raison de ne pas leur prêter l’oreille. Evidemment, dans la décennie qui vient de passer Roscosmos a démarré le développement d’au moins 3 ou 4 lanceurs différents, et plusieurs variantes ne verront jamais le jour. Il est d’ailleurs difficile de s’y retrouver puisque ces lanceurs font souvent beaucoup de bruit le jour où le projet est lancé, et pas un pfout le jour où ils sont mis au placard. Amour serait elle-même une concurrente « naturelle » pour la génération Soyouz 2, tout en étant moins chère, plus capable, avec moins de pièces et fabriquée à Samara. Le domaine spatial russe est confronté à une économie qui a pris quelques claques avec la crise cette année et qui n’était pas dans une dynamique extraordinaire auparavant. La perspective d’avoir un lanceur « low cost » fabriqué par ceux qui ont été fichus de faire survivre Soyouz à 63 ans de péripétie, ça donne aussi de l’espoir. Faire plus avec moins, c’est alléchant. Enfin, quand ça marche.
Soyouz décolle depuis Vostotchnyi. C’est son pas de tir le plus moderne, et l’un des moins utilisés… Crédits Glavkosmos
C’est le côté un peu moins reluisant de la pièce. Amour, certes, mais pour quand ? Car il faut d’abord le développer, ce lanceur, mais après il faudra le faire décoller. Et là, pas facile de trouver les infrastructures qui vont bien. Surtout à Vostotchnyi, où le pas de tir pour Angara est actuellement en construction pour un premier lancement en 2023. A partir de cette base, on pourrait imaginer qu’Amour soit adaptable à l’un des sites de lancement existants, mais c’est difficile: ni le même diamètre, ni la même taille, ni les mêmes carburants. Amour est trapue et large, un peu comme une Antares réutilisable. Pour en plus assurer que les coûts d’exploitation sont faibles, il faudra un rythme de lancement compatible avec ses ambitions de réutilisation régulière. Il paraîtrait donc logique d’avoir un nouveau pas de tir qui va avec. Mais pas question de lancer la construction tant que le design n’est pas complété. On a donc du mal à imaginer Amour avant 2026-2028. Ce qui reste (tacle gratuit) avant le premier lanceur orbital réutilisable européen… A cet horizon, difficile de savoir exactement de quoi le marché mondial des lanceurs sera fait. Starship aura-t-il tout écrasé… ou se sera-t-il écrasé ? Chaque grande nation spatiale se sera-t-elle repliée sur elle-même au point de ne plus supporter que les entreprises privées de sa zone géographique ? Difficile à dire. Et puis, sans vouloir blâmer le secteur spatial russe, les développements sont difficiles ces dernières années. Verra-t-on l’amour décoller ? On ne le sait pas. Mais l’Amour, c’est aussi une promesse…
Продолжается интенсивное строительство второй очереди космодрома #Восточный — космического ракетного комплекса #Ангара.
Смотрите небольшой видеоотчет с нашей главной стройки, откуда уже через 3 года стартует ракета-носитель «Ангара-А5» 🚀 pic.twitter.com/AZBFSXJPbX
— РОСКОСМОС (@roscosmos) 9 octobre 2020
Le chantier pour Angara à Vostotchnyi.
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En quoi Fregat est il si génial ? N’est-ce pas qu’une plateforme avec un moteur, donc dans l’absolu rien d’extraordinaire ? Mais en lisant l’article parlant de capacités uniques et d' »injection sur trajectoires spécialisées » (c’est à dire?), je me dis que c’est peut-être une « brique » qui mériterait à être plus connue…
Il y a l’Angara qui peine à repartir pour un second vol, la Soyouz 5 en développement, dernièrement il est question d’un super-lourd Yenisei et là encore une nouvelle fusée équipée d’un moteur utilisant des carburants nouveaux et qui devrait tourner un max de fois pour être rentable… tout ça ne fait pas très crédible je trouve.
On connait le prix d’un lancement de fusée Soyouz ?
Vous parlez/lisez Russe @éric ?