L’Inde spatiale face à tous les défis
Lors du décollage réussi du 19 décembre dernier, on avait ressenti un immense soulagement de la part des équipes de l’ISRO présentes au centre des opérations du SHAR (ou centre spatial Satish Dawan). Il faut dire qu’avec seulement deux décollages orbitaux en un an et un grand nombre de campagnes en pause faute de budget et des autorisations nécessaires, le succès était impératif pour sauver la face. Les restrictions liées à la crise sanitaire sont nombreuses sur place, et viennent s’empiler sur les épaules d’une agence à qui le gouvernement demandait déjà beaucoup… Et qui est maintenant engagée dans une transition pour donner un nouvel essor à son secteur privé.
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PSLV décolle, aidée par ses propulseurs à poudre. Crédits ISRO
Passer 2020, comme un impératif
Il faut dire que même avant l’arrivée de la vague de COVID-19 dans le pays, le début 2020 de l’Inde n’était pas un modèle. Sur son pas de tir avec le satellite GISAT-1, la fusée GSLV Mark II a vu son décollage retardé, moins de 24 heures avant la fin du compte à rebours. Puis le lanceur a regagné son bâtiment d’assemblage, et le vol a été repoussé au mois d’avril, puis… Eh bien, il n’a pas encore quitté le sol, car entre temps l’Inde a répondu à la vague de contaminations dans le pays par un rigoureux confinement et de nombreuses restrictions, qui ont paralysé le secteur spatial durant plusieurs mois. Il fallut attendre le 7 novembre pour que le petit lanceur PSLV prenne le relai, dans sa version allégée PSLV-DL (le satellite radar EOS-1 et 7 micro-satellites au format CubeSat étaient sous la coiffe)… Puis un mois plus tard le 17 décembre dans sa version lourde PSLV-XL pour le lancement du satellite de communication de l’état indien CMS-01. Etrange d’ailleurs ces changements de labels, les satellites de communication se sont tous appelé GSAT-XX jusqu’ici.
Il faut d’ailleurs ajouter au bilan pour l’Inde le succès du lancement du gros GSAT-30 en janvier dernier grâce à Ariane 5… Mais cela reste maigre. Deux décollages dans l’année, une campagne ratée et des développements en retard, cela met beaucoup de pression sur les équipes indiennes qui en avaient déjà beaucoup. Il faut remonter à 2012 pour trouver une année aussi chiche ! Cela étant, le 24 juin dernier, le gouvernement indien a poussé une initiative pour inclure le secteur commercial privé dans le programme spatial, via un centre dédié appelé IN-SPACe. Et… Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça fonctionne.
GISAT-1, taillé pour l’observation depuis l’orbite géostationnaire. Crédits ISRO
Le secteur privé s’est bien éveillé
Cela faisait quelques années que l’Inde commençait à donner des gages à son industrie privée. Le petit lanceur PSLV lui-même utilise de nombreux fournisseurs privés, mais il s’agissait jusqu’ici de sous-traitants, pas d’acteurs indépendants ni d’opérateurs. En gros, il fallait tout faire passer par l’ISRO. Ce n’est plus le cas, et les acteurs privés indiens sont à la fête. On entend d’ailleurs parler de plusieurs entreprises qui se sont publiquement positionnées depuis les annonces. Un NewSpace Indien ? Pourquoi pas. Dans le domaine des lanceurs, on retrouve trois petits acteurs :
- Ballatrix Aerospace (basé à Bengaluru) qui développe son petit lanceur Chetak pour un premier vol en 2022. L’entreprise a déjà levé plus de 3 millions de dollars.
- Agnikul Cosmos (basé à Madras) qui développe un micro-lanceur Agnibaan et dont les premiers tests sont attendus en 2021, puis l’orbite en 2022. Eux aussi ont levé quelques millions.
- Skyroot Aerospace (basé à Hyderabad) avec son propre petit lanceur Vikram-1. C’est la plus « riche » des trois, avec 4.3 millions de dollars de fonds levés (et une campagne avancée pour 15 millions supplémentaires), et aussi celle qui paraît la plus avancée aujourd’hui. Skyroot a testé le 22 décembre le tout premier moteur à ergols solides privé du pays. Le premier vol de Vikram-1 est attendu en décembre 2021.
Si vous n’aviez jamais entendu parler d’eux avant, c’est tout à fait normal, mais cela devrait changer. Et la même impulsion est en cours côté satellites… Il était temps ! De l’autre côté de la frontière en Chine, dans un marché pourtant cadenassé à l’international (inconvénient que n’auront pas les indiens), ce sont des dizaines d’entreprises qui se battent pour leur part du gâteau.
Une startup a réussi à faire parler d’elle en annonçant une petite constellation d’observation de la Terre, c’est Pixxel. Fondée par Awais Ahmed et Kshitij Khandelwal, deux participants de la compétition Hyperloop revenus « transformés » de leur visite du site de SpaceX en Californie en 2017. C’est d’ailleurs rigolo car le même scénario est arrivé en Allemagne, le gagnant de l’un des rounds Hyperloop ayant fondé ISAR Aerospace, Pixxel tentera d’envoyer entre 24 et 30 satellites en orbite pour une couverture complète de la Terre en 24 heures « façon Planet » qui sera déployés avant 2023. L’objectif est de foncer : un premier satellite prototype sera envoyé dès le début de cette année lors d’un décollage de PSLV (sans doute en co-passager, on attend un petit format pour leurs unités…), puis un second d’ici la fin de l’année avant le « vrai » déploiement l’année suivante. Bien sûr, on a deviné au discours de K. Sivan à la fin de l’année que l’agence spatiale indienne serait accommodante… Mais Pixxel, basée à Bengaluru, a bien levé 5 millions de dollars et compte tracer sa route de façon indépendante.
Il faut dire que les données de Cartosat-2F ne sont pas révolutionnaires. Crédits ISRO
Le low-cost SSLV arrive
En soi, avec les différentes déclinaisons du petit lanceur PSLV, l’Inde dispose déjà d’un lanceur Low-Cost. Un qui a déjà prouvé à de nombreuses reprises qu’il était fiable, et capable d’embarquer plusieurs dizaines de co-passagers lors de vols gouvernementaux. Mais ces dernières années, les annonces des nouveaux opérateurs américains avec des tirs très attractifs, et l’offensive des européens (avec la plateforme SSMS) ainsi que de SpaceX, l’Inde veut à nouveau casser le marché. Avec un objectif simple : des lancements jusqu’à 500 kg vers l’orbite basse pour moins de 5 millions de dollars. Et attention, double défi : d’en faire une entreprise rentable… Le développement de SSLV, qui sera un petit « lanceur missile » (c’est-à-dire directement dérivé des technologies qui ont permis à l’Inde de devenir une puissance balistique intercontinentale) est géré par l’Inde, tandis que la production en série et les opérations seront gérées par un nouveau consortium nommé NewSpace India Limited.
Le premier tir est maintenant espéré au printemps.
SSLV aura peut-être aussi besoin de techniques d’intégration à l’horizontale, qui coutent moins cher. Crédits ISRO
Pas d’impasse pour Gaganyaan ?
On ne joue pas avec la sécurité du programme habité. Telle était en substance la déclaration du président de l’ISRO le 8 décembre. Car après avoir longtemps gardé le silence, l’administration était sous le feu des questions. Eh oui, le Premier Ministre Indien N. Modi avait clairement fixé la date des 75 ans de l’indépendance, le 15 août 2022, pour voir un astronaute indien en orbite par les moyens nationaux. Cette date, disons-le tout de suite, ne pourra probablement être tenue : en raison de la crise liée à la COVID-19, K. Sivan a annoncé que le programme avait pris un an de retard… au moins.
Un premier vol de GSLV Mark III, non habité, aurait dû décoller en décembre 2020 avec le premier exemplaire de la nouvelle capsule développée dans le pays, dans une version non habitée. Mais à cette date, le lanceur n’était pas disponible pour les équipes du centre spatial Satish Dhawan (plusieurs modifications ont lieu en vue des vols habités), la conception et l’assemblage de la première capsule ne sont pas terminés… Et il reste beaucoup à faire avant de voir le véhicule décoller. La date a donc été repoussée à « décembre 2021 » au plus tôt. En sachant qu’un second vol inhabité est prévu avant d’embarquer un premier groupe de deux à trois astronautes (une « répétition générale » très attendue), cela semble compromis pour la fête d’indépendance indienne. En même temps, quitte à dépenser beaucoup d’argent pour un programme habité, il ne faudrait sous aucun prétexte bâcler les efforts.
Les astronautes, eux, en ont presque terminé avec leur formation, qui a pris place en Russie à la Cité des Etoiles. Ils sont quatre, et suivent un cursus complet sur 11 mois. Une spécialité russe qui ne doit pas trop surprendre : à cause du calendrier très contraint pour le programme Gaganyaan, l’ISRO s’est tournée vers Roscosmos pour une part significative de ses technologies de vol habité. Il ne faut cependant pas franchir le pas inverse : ce sera bien une capsule indienne, développée en Inde. Après le retour des quatre ex-pilotes de chasse dans leur pays natal, l’identité du premier équipage sera probablement dévoilée à la presse (peut-être an août justement, pour la fête d’indépendance).
L’étrange GSLV Mark 2. Un peu hybride, trouvera-t-elle encore sa place à l’avenir ? Crédits ISRO
2021, un verrou à faire sauter ?
L’ISRO a du pain sur la planche cette année. Des décollages de PSLV, le premier tir de SSLV, le retour de GISAT-1 sur le pas de tir un an après le fiasco de la campagne de lancement (stratégiquement, l’agence l’appelle maintenant par son autre nom, EOS-03), puis leur plus puissante fusée, GSLV Mark III. Et en plus des lanceurs, de la transition vers le privé et du programme habité, il faut gérer l’exploration planétaire. Mangalayaan, autour de Mars, n’envoie pas grand-chose aux équipes, mais Chandrayaan-2, oui.
Les équipes de l’ISRO préparent également deux missions planétaires de grande envergure. La première est Chandrayaan-3, avec l’objectif « simple » de corriger le tir par rapport à la catastrophique descente de l’atterrisseur Vikram sur la Lune en 2019. La seconde est Shukrayaan, la première tentative indienne d’une mission vers Venus, qui ne partira pas avant 2022 ou 2023. Si l’on en croit la lettre de vœux de l’administrateur K. Sivan pour le premier janvier, l’ISRO va continuer sa transition dans les années à venir, pour une décennie qui s’annonce complexe et excitante. Mettre en place de nouveaux outils satellitaires, disposer d’une gamme performante et élargie de lanceurs (un nouveau projet pour une version lourde est en discussion), l’introduction de technologies de réutilisation, des missions astronautiques et astronomiques… L’Inde ne veut pas se restreindre. Reste à savoir si elle s’en donnera les moyens techniques et humains.