[NASA] Le « Commercial Lunar Payload Services ». Une aubaine ?
On l’oublierait parfois, mais le programme Artemis, ne vise pas qu’à ramener des américains fouler le sol lunaire. Certes, c’est l’accomplissement ultime et donc, celui qui est le plus mis en avant. Mais lors du changement d’administration au printemps 2018, un an avant le véritable « projet Artemis », un premier virage significatif avait lieu avec une décision audacieuse : appliquer le concept des missions public-privé à l’envoi de matériel sur la Lune. Début 2021, aucune n’a encore volé, mais le « CLPS » est une vitrine du NewSpace américain… Promesses en l’air ? Petit tour du propriétaire.
Un agenda qui expliquait la logique du programme CLPS… Avant le CLPS. Crédits NASA
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Mai 2018 : Resource Prospector part aux oubliettes
S’il y a bien une équipe qui n’a pas trop apprécié l’arrivée en poste de Jim Bridenstine, c’est celle qui s’occupait au sein de la NASA du programme Resource Prospector. Un petit rover lunaire, mais costaud. Son objectif était de se poser près du Pôle Sud, et de rouler en étudiant le sol, pour y faire l’inventaire des éléments les plus intéressants du coin, à savoir l’oxygène et l’hydrogène, la glace d’eau, et d’autres composés chimiques qui donnent justement à cette région son intérêt pour une future exploration habitée, voire l’établissement d’une base permanente. Les instruments étaient déjà en cours de design, mais le robot lui-même avait fait l’objet de plusieurs changements, et le projet attendait de passer en phase de réalisation…
Mais au changement d’administration, et dans un mouvement très peu subtil, une grande partie de l’équipe a appris (pratiquement par voie de presse) que Resource Prospector n’était plus une priorité, et que la NASA allait modifier ses plans pour explorer la Lune différemment « et plus efficacement ». Sympathique. En mai, l’agence formulait en effet une nouvelle proposition pour un partenariat public-privé afin d’organiser le trajet de ses expériences, de différentes tailles et sur plusieurs années, depuis les Etats-Unis vers le sol lunaire. C’est le contrat CLPS ou « Commercial Lunar Payload Services ». Un projet salué par de nombreux acteurs du NewSpace, étant donné qu’une poignée d’entre eux venait justement de s’échiner pendant 10 ans à travailler pour des clopinettes en tentant de gagner le « Google Lunar X-Prize », que personne n’a remporté faute de fonds nécessaires pour se rendre sur place. Seuls les israéliens de SpaceIL ont finalement eu le support du conglomérat étatique IAI pour envoyer leur atterrisseur Beresheet en 2019 (rappel : il s’est crashé).
Bon oui c’était pas super-défini encore, on va dire que le design n’était pas terminé… Crédits NASA
Le CLPS, un concept taillé pour le NewSpace
Derrière cette initiative vers le sol lunaire, il y avait une réflexion relativement logique tirée des différents autres contrats de subventions pour des contrats publics-privés américains. Le plus célèbre est sans doute le premier, COTS/CRS, qui a donné naissance aux cargos Dragon de SpaceX et Cygnus de Northrop Grumman. Une aventure qui se poursuit aujourd’hui avec CRS-2, et qui a fait fleurir d’autres idées, comme celle du « Commercial Crew » pour amener des astronautes en orbite basse, les contrats Venture pour amener des satellites NASA en orbite basse. Le concept est assez simple : la NASA s’engage à payer (cher, en général) des services à l’industrie privée plutôt qu’à passer des appels d’offre pour faire elle-même avec l’aide de sous-traitants. Les entreprises de leur côté, sont libres de développer comme elles le souhaitent (dans un certain cadre quand même) pour fournir un service à la NASA, mais aussi à n’importe qui souhaitant bénéficier du même service. Différence tout de même avec COTS et Commercial Crew : la NASA ne s’engage même plus à payer le développement, elle veut le service tout de suite. Dès avril 2018, la NASA explique qu’elle visera un coût global estimé à environ un million de dollars par kilogramme à amener sur la Lune. Ce qui peut paraître juteux, mais devient complexe lorsque l’agence ne veut amener que 30 à 50 kg sur la Lune : un véhicule qui a ces capacités a déjà besoin d’un plancher de 40 à 60 millions de dollars pour se payer un lancement compatible… Autant dire que la recherche de partenaires privés pour « ouvrir de nouveaux services sur la Lune » est une chasse de tous les instants.
En novembre 2018, la NASA annonce son choix. Neuf entreprises sélectionnées dans un groupe hétéroclite… Mais sans contrat pour le moment. La NASA se réserve à tout moment le droit de sélectionner l’un de ces « gagnants » et leurs solutions pour s’acheter un vol lunaire, et prévoit de dépenser un maximum de 2.6 milliards de dollars tout compris étalés sur 10 ans. Inutile de dire que les pour les 9 sélectionnés, il restait encore un sacré chemin à parcourir… Mais pour Astrobotic, Deep Space Systems, Draper Laboratory, Firefly Aerospace, Intuitive Machines, Lockheed Martin, Masten Space Systems, Moon Express et OrbitBeyond, cela revenait déjà à ouvrir une porte vers la Lune. Ironiquement, ils apprendront un an plus tard que la NASA comptait bien ajouter autant d’entreprises que possible dans ce groupe, d’autres géants ayant rempli une demande pour des charges utiles plus grosses : Blue Origin, Ceres Robotics, Sierra Nevada, SpaceX et Tyvak Nano-satellite systems. Après quoi on pourrait presque s’aventurer à dire que « tout le monde est là sauf Boeing ». Mais ce serait méchant, et on n’en fera rien.
Une vue d’artiste de la NASA sur ce qu’elle attendait du CLPS lors de sa création. Crédits NASA
Six contrats… Et autant d’opportunités !
Si certains ont vu cette sélection de 9 entreprises comme un premier pas vers un second round et très peu de signatures, ils en sont aujourd’hui pour leurs frais. Car la NASA a déjà passé 7 contrats en deux ans et demi, pour des montants cumulés de plus de 571 millions de dollars. Bon certes, l’un des sept a été annulé, l’entreprise sélectionnée (OrbitBeyond) ayant probablement eu les yeux plus gros que le ventre en s’inscrivant au CLPS. Cela dit, pour le reste on est assurés que si la NASA règle ses factures, on ne manquera pas d’aventures lunaires pour les trois ans qui viennent. Observons un peu qui va tenter d’emmener des expériences sur la Lune. Et il ne suffira pas d’être ambitieux…
Astrobotic et son atterrisseur Peregrine
Peut-on encore parler de Startup pour une entreprise fondée en 2007 ? Il se trouve que jusqu’à « gagner » sa place au sein du contrat CLPS, Astrobotic était avant tout une entreprise qui promettait beaucoup, avec peu de moyens. Rescapée du projet Google Lunar X-Prize, l’entité se targuait en 2017 de déjà disposer d’un « créneau » de lancement avec United Launch Alliance, et des partenariats prestigieux avec plusieurs entreprises conquises par un projet privé pour amener des petites charges sur la Lune (DHL, notamment). Le projet a pris du retard, mais Peregrine est plus que jamais d’actualité, puisque la NASA (à travers le CLPS, donc) a acheté 14 « places » sur l’atterrisseur pour un total de 79,5 millions de dollars. En sachant que la capacité maximale d’emport sur la Lune est de 90 kg, il reste un peu de marge pour embarquer des clients. Il est donc possible d’embarquer sur la mission, en achetant de petits volumes (celui d’une pièce de monnaie gravée par exemple, ou d’une carte SD) pour quelques centaines à quelques milliers de dollars.
L’atterrisseur Peregrine d’Astrobotic. Crédits Astrobotic
Il faut souligner qu’en dehors d’une communication très efficace (l’entreprise propose par exemple ses CubeRovers pour aller rouler sur la Lune), Astrobotic est une entreprise qui n’a encore rien envoyé ni opéré dans l’espace. Peregrine lui-même est un atterrisseur très « simple » avec une architecture organisée autour de ses réservoirs centraux et d’un ensemble de cinq petits moteurs qui lui permettront de manœuvrer à la fois pour entrer en orbite lunaire, modifier l’orbite et se poser à la surface. Il dispose de plusieurs plateformes, et de moyens pour déposer quelques charges utiles sur la surface. Tout compris, c’est un grand véhicule de près de 1,3 tonnes et 2.5 mètres de diamètre ! Il subit actuellement plusieurs campagnes de tests, que ce soit aux sons ou aux vibrations, pour s’assurer les meilleures chances de survie pour sa mission prévue avant la fin 2021. Celle-ci sera aussi une grande première, puisqu’il s’agit du vol inaugural du tout nouveau lanceur Vulcan de United Launch Alliance.Astrobotic propose aussi un second véhicule plus imposant, qui a su séduire la NASA. L’agence s’est effectivement engagée le 11 juin 2020 pour un contrat à hauteur de 200 millions de dollars avec la plateforme Griffin, qui sera utilisée pour amener un rover lunaire nommé « VIPER » à la surface. La mission n’aura pas lieu avant fin 2023, et représente la plus imposante des contributions CLPS pour le moment. Il est possible qu’elle subisse des retards supplémentaires… Car deux des instruments à haut profil scientifique installés sur le rover seront testés sur la Lune lors de missions CLPS précédentes. C’est aussi l’un des avantages attendus par la NASA sur ce type de contrat : elle peut d’abord tester ses éléments les plus critiques indépendamment, puis construire une mission plus ambitieuse.
Intuitive Machines avec Nova-C
Beaucoup plus discrète que ses concurrents, Intuitive Machines n’en est pas moins une entreprise qui dispose d’atouts concrets. A commencer par son équipe réunie à Houston, composée d’anciens de la NASA, mais aussi d’anciens sous-traitants de l’agence, habitués des projets spécifiques au spatial. Les fondateurs d’Intuitive Machines étaient des éléments clés d’un projet d’atterrisseur lunaire appelé Morpheus, et étudié avant 2010. L’entreprise a d’ailleurs une autre spécialité, comme son nom l’indique : des machines-outils à haute précision. Peu prolixe sur ses avancées (on a cependant appris cette semaine que leur centre de contrôle à Houston était terminé), la PME fondée en 2013 a toute de même récolté deux missions sur les contrats CLPS, dont peut-être celle qui décollera en premier !
Vue d’artiste de l’atterrisseur Nova-C. Crédits Intuitive Machines.
Nommée IM-1 (pas très original), la première aventure du véhicule Nova-C devrait en effet avoir lieu d’ici le troisième trimestre 2021, et décoller grâce à une fusée Falcon 9 de SpaceX… Mais probablement pas en tant que charge utile principale : peut-être dans un vol commun avec des satellites Starlink, voire d’autres co-passagers. La NASA a payé un total de 77 millions pour la première mission de Nova-C, qui comprendra cinq instruments à embarquer sur la surface lunaire. Là encore, l’architecture globale de l’atterrisseur est la plus simple possible : les réservoirs, entourés par des panneaux solaires resserrés, un moteur principal, et les expériences réparties sur le dessus pour une capacité maximale de 100 kg. A la surprise générale, alors qu’Intuitive Machines n’avait pas révélé grand-chose de l’avancée de ses travaux en 2020, elle a reçu un second contrat CLPS le 16 octobre, cette fois pour déposer un prototype de foreuse, couplé avec un spectromètre de masse et nommé Prime-1. Et cette fois, le chèque ne monte que jusqu’à 45 millions de dollars seulement. Un avantage énorme pour la NASA qui peut désormais se permettre du « Low Cost » lunaire, mais avec une inconnue de taille : une entreprise qui ne peut se targuer d’avoir beaucoup accompli.
Masten Space Systems : à l’expérience ?
Peu connue en Europe, Masten est une entreprise qui s’est spécialisée au cours des 15 dernières années, dans le test et l’expérimentation de techniques de décollage et d’atterrissage vertical. Une niche, mais exploitée à fond par cette bande de techniciens et ingénieurs basée à Mojave, qui a fait ses preuves en remportant plusieurs contrats depuis 2009. Etudes pour la NASA et différents clients privés, démonstrations de logiciels de vol et de contrôle d’attitude, recherche automatique de terrains, Masten est une entreprise qui est dans le concret. Lors de la sélection CLPS, l’entreprise était un choix considéré comme logique. Du coup, comme ils n’ont pas fait partie du premier « round » de contrats, certains se sont inquiétés de leur sort : cela reste une PME qui n’a pas énormément de débouchés. Si en plus ce sont les concurrents qui réussissent à poser leurs véhicules sur le sol lunaire… En réalité tout allait bien. La NASA ne s’est décidée qu’un peu plus tard à leur confier une mission pour transporter environ 80 kg d’expériences sur le sol lunaire avec la « Masten Mission One » qui utilisera la plateforme XL-1. Le décollage est prévu pour fin 2022.
La plateforme de Masten (probablement sans les expériences qui vont avec). Crédits Masten
Sans extraordinaire surprise non plus, Masten a choisi SpaceX pour son premier contrat d’accès à la Lune… En sachant tout de même que si XL-1 est aussi capable que Masten l’écrit (il devrait être capable d’envoyer jusqu’à plusieurs centaines de kg sur la Lune), il devrait nécessiter un lancement solo, ou en tout cas occuper la majeure partie de la charge utile embarquée. Comparativement, si l’entreprise n’a pas plus d’expérience que ses concurrents sur la Lune, elle part avec un avantage certain, et plus d’une décennie de tests pour notamment des techniques d’atterrissage. Or ce n’est pas le genre de connaissance qu’il faudrait sous-estimer…
Firefly Aerospace, des fusées à l’atterrisseur lunaire
La sélection de Firefly Aerospace, au milieu des autres entreprises du contrat CLPS avait fait grand bruit. Parce que oui, Firefly est un acteur connu et reconnu des Startup du NewSpace (une véritable aventure passant par une faillite et une renaissance grâce à un investisseur ukrainien)… Mais pour autant, elle était toujours identifiée comme une PME se destinant à réaliser des fusées orbitales, et proposer des services de lancements. Disposer d’un atterrisseur lunaire, et s’engager dans un projet d’atterrisseur lunaire alors même que les efforts semblaient centrés sur la génération « Alpha » à venir semblait bien étrange. Pourtant, le dossier est bien ficelé. Firefly vante un projet d’atterrisseur baptisé Genesis depuis 2019, sorte de version commerciale de Beresheet, le petit véhicule israélien qui a tenté de se poser sur la Lune… Mais ce n’est pas celui-ci que l’entreprise utilisera pour emmener les 10 expériences que la NASA a choisi de lui confier ce 4 février, avec à la clé un contrat de 93.3 millions de dollars pour 94 kg. En fait, c’est même un tout autre concept, appelé Blue Ghost (c’est un nom de papillon, pas un tacle à Blue Origin), qui offre plus de capacités, jusqu’à 150 kg de charge utile à poser sur la Lune.
Firefly, pas forcément là où on les attendait. Crédits Firefly
De façon un peu contre-intuitive, Firefly Aerospace ne dispose pas (ni aujourd’hui ni dans un futur proche) d’un lanceur capable d’envoyer sa plateforme Blue Ghost vers la Lune. Il faudra donc que les équipes choisissent prochainement un lanceur qui soit plus puissant. En toute logique, il serait étonnant que vu les prix qu’ils proposent, SpaceX soit écarté du contrat… Mais on n’est jamais à l’abri d’une surprise. Ce qui est sympathique, avec Firefly c’est non pas leur expérience folle mais leur volonté de maîtriser « toute la chaîne » d’une mission, depuis la conception jusqu’au lancement en passant par l’atterrissage lunaire. Une belle intention… Reste à voir si cela se concrétise avec un succès, pas avant la mi-2023.
(Pas en) Orbit Beyond
La mystérieuse petite entreprise basée dans le New Jersey a du être surprise d’être sélectionnée au sein des 9 candidats du « pool » CLPS. Sauf que le dossier de l’atterrisseur Z-01 était si tentant pour la NASA que l’agence a décidé de donner leur chance à cette Startup… Qui s’est rapidement rendue compte qu’elle avait eu beaucoup de culot, mais que techniquement, elle a peu de ressources. L’agence américaine était prête à mettre 97 millions de dollars sur la table (et est indulgente en cas de retard) mais après deux mois, Orbit Beyond a pris une décision impressionnante de sagesse : ils ont rompu le contrat avec accord de la NASA et se sont désengagés du projet, ne pouvant répondre à la demande.
Selon leur site, ils continuent de travailler sur leurs atterrisseurs et font toujours partie de la sélection CLPS.
Orbit Beyond n’est pas allé beyond la maquette grandeur nature. Crédits O.B.